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Histoires Jeunesse - 11-14 Ans (Cycle 4)
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À l'angle de l'arrêt de bus ouvert à tous les vents, Roxanne grommelle. L'air est glacial et le 7h20 est en retard.
« Comme d'hab' », peste-t-elle intérieurement.
Avec huit heures de cours au programme aujourd'hui, son sac pèse une tonne sur ses épaules fourbues. Malgré le froid, elle est en nage sous son manteau. Sa cheville la lance encore plus qu'hier soir. Ses poignets, agrippant ses béquilles, sont en feu.
— La prochaine fois, je me blesserai au printemps... Ce sera moins galère, bougonne-t-elle.
Sa voix rebondit dans le silence de la rue encore déserte.
Trois minutes plus tard, la porte avant du bus 14 s'ouvre en grinçant. Roxanne se hisse comme elle peut en haut des deux marches, bien trop hautes pour sa jambe plâtrée, et s'effondre sur un siège. La douleur à sa cheville s'élance dans tout son corps. Roxanne serre les dents.
Trois rangées plus loin, Charles se tient affaissé contre la vitre givrée. Il a vu Roxanne monter et claudiquer dans l'allée. Un élan l'a poussé vers elle pour l'aider à s'installer. Il a hésité en songeant au pull informe qu'il portait ce matin – les autres étaient évidemment tous au linge sale quand il les avait cherchés. Sans parler de ses cheveux ébouriffés ! Il n'avait pas réussi à dompter son épi ce matin, ça l'avait mis en rogne.
Suspendu à demi-levé au-dessus de son siège, Charles sent le regard de la jeune fille le transpercer. Dur, fermé.
« Houlà, elle a pas l'air d'humeur ce matin... »
Tâchant de ne rien laisser paraître de son amertume, Charles se rassoit.
Roxanne reconnaît le jeune garçon qui lui avait souri quand ils s'étaient retrouvés dans le même bus mardi dernier. Elle l'avait trouvé craquant avec sa tignasse en pétard et son sweat trop grand pour lui. Quand la douleur desserre son étau sur sa jambe, elle esquisse un salut de la main, qu'il ne voit pas, son regard vrillé vers l'extérieur. Noir.
« Ben dis don', il avait l'air plus sympa la dernière fois ! »
Déçue, Roxanne se saisit d'un bouquin pour mieux zapper l'indifférence du jeune homme à son égard.
***
Tous deux se rappellent distinctement de la première fois où ils avaient failli se parler. Ce devait être deux semaines après la rentrée. Dans le couloir du deuxième étage. Roxanne sortait du CDI. Charles avait remarqué le roman dans ses mains. Son auteur préféré. Il avait voulu lui dire :
— Tu vas voir, il est génial !
Roxanne avait remarqué l'illustration sur son t-shirt. Son chanteur favori. Elle avait voulu lui lancer :
— Tu as vu ? Il sort un nouvel album la semaine prochaine !
Les copines de Roxanne l'avaient rejointe sur le seuil du CDI. Les potes de Charles arrivaient en courant. Les regards de Charles et Roxanne s'étaient décroisés. Ils étaient tous en retard. La sonnerie les pressait vers leurs salles de cours respectives. Roxanne et Charles ne s'étaient depuis plus croisés que fugacement, de loin.
***
« Palais de Justice », « Victor Hugo », « Fort de Saint-Loup »... Encore deux arrêts et le bus arrivera devant le lycée. Roxanne anticipe et commence à se lever quand soudain, au beau milieu de la rue Marceau, un enfant traverse en courant. Le bus pile dans un crissement de pneus rageurs. Renversée par la force du coup de frein, Roxanne se cramponne au poteau le plus proche. Ses béquilles chutent dans un fracas. Une douleur fulgurante irradie sa jambe. Son sac lui échappe des mains. Elle entend les cahiers, les stylos s'éparpiller à ses pieds.
Le bus reprend sa course au ralenti. Les portières vont s'ouvrir à l'arrêt auquel elle doit descendre. Les larmes montent sous ses paupières serrées. Elle songe, paniquée :
« Je n'arriverai jamais à tout ramasser avant qu'il redémarre ! »
Roxanne s'oblige à respirer un grand coup pour retrouver son calme. Quand elle rouvre les yeux, elle découvre Charles à genoux dans l'allée en train de ramasser sa trousse et de glisser dans son sac ses trois derniers cahiers. Pressé par la circulation qui rugit derrière lui, le chauffeur du bus leur demande de se dépêcher. Les deux adolescents se pressent pour sortir. Charles finit de refermer le cartable de Roxanne avant de le lui tendre. Roxanne reste muette. Incapable de trouver les mots qu'elle voudrait lui dire pour le remercier de sa gentillesse. Elle a peur de se mettre à pleurer bêtement devant lui. Là. Sur ce trottoir.
Puisqu'elle a baissé les yeux sans rien dire, Charles n'ose pas lui demander son prénom, ni à quelle heure elle reprendra le bus ce soir. Il maugrée un « Bon, ben... salut » et tourne les talons.
Roxanne le regarde s'éloigner. Sa bouche laisse échapper une volute de buée. Elle hésite une infinie seconde, puis tout à coup elle ose :
— Tu voudrais bien reprendre le 7h20 avec moi demain matin ?
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Illustration : Mathilde Ernst