Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité pour l'œil humain le moment où l'homme le plus maléfique du monde naquit...
Tac ! fit la bouilloire qui s'arrêta de bouillonner.
Gleb se leva de sa chaise en bois bon marché, les jambes frêles. Il prit la cafetière et deux tasses, qu'il posa sur la table. Ce soir-là, la mort s'était invitée dans sa demeure. Au départ, il croyait rêver, mais non ! Elle était belle et bien là. Elle le regardait, avec envie, elle implorait son être, son âme.
Gleb servit l'invité assis à sa table — qui en ce moment-là, très silencieux, le scrutait — puis lui présenta du sucre ; celui-ci balança la tête et lui fit signe en levant deux doigts comme pour signifier que deux blocs suffiraient largement. Gleb l'obéit au doigt et à l'œil et alla se rasseoir, se servant lui-même à son tour.
À son aise, l'invité commença à remuer tout doucement le liquide. Cling ! cling ! La cuillère heurta les parois de la tasse, laissant s'échapper une vapeur chaude et des petites sonorités qui fendirent le silence angoissant dans cette mini cuisine. L'invité prit une gorgée, Gleb lui les mains entre ses jambes jeta un œil à la pendule qui afficha 23h59'.
Poum ! L'homme posa sa tasse, ce qui fit revenir Gleb vers lui.
— Tu as soixante secondes, essaie de me convaincre pour voir.
0s
Pour hâter son geste, Gleb chercha ses mots. Une lumière jaillit au bout d'un tunnel. Il avait soixante secondes, soixante petites secondes pour pouvoir prolonger sa vie, soixante secondes pour s'accrocher à une seconde chance presqu'inespérée. Mais les mots ne venaient pas, les paroles lui échappaient. Il toussota, comme s'il avait quelque chose de coincé dans la gorge. Il essaya de formuler une phrase, mais seul un murmure sourd s'échappa de ses lèvres.
Remarquant ce silence, l'invité poursuivit en le regardant d'un air très sérieux :
— Tu sais, dans ma longue carrière, tu es le premier homme à qui j'accepte de parler.
Gleb soupira, l'air désorienté.
— Oui... mais... je sais... mais... je....
— Arrête de balbutier et vas droit au but. Tu n'as que soixante secondes, je te signale.
— Je ne suis pas prêt, dit Gleb.
— Il ne s'agit pas d'être prêt, mais plutôt d'accepter ton sort. Toute chose à une fin. La vie t'a été donnée, et il est temps que tu la rendes. Il est temps que je la reprenne.
Gleb fut pris de stupeur. Il voyait sa vie défiler devant lui. Il observait ses mains, articulait ses doigts, et il se sentait tout léger, il se sentait insignifiant. Tout était donc si éphémère à ce point ? Toute une vie pouvait-elle donc s'évaporer en un clin d'œil ? Autour de lui, personne, personne pour lui déclarer une dernière fois de l'amour, personne pour lui faire une dernière étreinte en guise d'au revoir, personne pour plisser ses yeux quand il mourra afin que lorsqu'il les ouvrira, puisse se retrouver dans un monde moins solitaire et moins maussade. Non, absolument personne !
30s
– Je...je...je... bégaya-t-il, les yeux lamentés.
– Tu quoi ! Dis-le, je veux t'entendre, dis-moi pourquoi tu tiens tant à la vie ?
Un long silence.
– Je n'ai encore rien accompli ! dit Gleb, brisant le silence. Pourquoi les autres ont droits aux honneurs, à une vie radieuse, au bonheur, mais pas moi ?
— Tu m'ennuies là, répondit la mort impassible, saches que tu ne m'apprends rien sur les inégalités de la vie. Il y a ceux qui partent en héros et ceux qui finissent dans une fosse, dans l'ombre. Tes larmes ne changeront rien au destin qui t'attend.
Il baissa la tête, pleura toutes les larmes du monde. La lumière au bout du tunnel avait disparu. Qu'est ce qui lui avait pris de penser pouvoir convaincre la mort ?
– Tu as été naïf de te croire différent des autres, alors qu'en réalité vous vous ressemblez tous, autant que vous êtes.
Finalement agacé par cette discussion qui pour lui n'eut plus aucun intérêt, l'invité se leva avec ténacité, le visage ferme. Il en était de trop, il était temps de passer à autre chose ! Ces niaiseries n'avaient que trop durées.
Cela se fit sentir à cause de la teneur se dégageant de l'atmosphère de la cuisine. Des sueurs froides traversaient le corps de Gleb, sa gorge se resserrait, il paniquait, son cœur battait à grands coups et son visage grandement ouvert fixant son interlocuteur, affichait un rictus d'épouvante. Il se trouvait proche d'une puissance surnaturelle, celle d'un être qui n'inspirait que le désespoir, la crainte et l'obédience.
Pour Gleb il était hors de question de courber l'échine, il lorgna la pendule, il restait dix secondes. Des secondes décisives. De sa chaise Gleb sauta, agrippa la jambe de l'entité, se mit à le supplier en sanglot.
— Par pitié, écoute-moi. Si tu me donnes une autre chance je ferai tout ce que tu voudras.
Ébahi par son opiniâtreté et de sa proposition, la tension dans la cuisine baissa d'un cran. Il le regarda sans dire mot pendant un cours instant.
— Si c'est comme ça, je crois pouvoir faire quelque chose pour toi, susurra la mort, arborant un sourire macabre.
En écoutant ces mots, Gleb sentit tout son corps se dégourdir.
— Dans ce cas, voici donc les préceptes par lesquels sera régie ta nouvelle vie : Tu vivras comme un paria dans l'obscurité et tu te nourriras de sang humain, répandant la mort partout où tu passeras. Tu perdras ainsi toute humanité. Tu seras un être sanguinaire et cruel, tu m'offriras des vies pour satisfaire ma personne et, pour finir, tu te feras appeler Dracula.
Gong ! Gong ! la pendule afficha 00h00.
Le temps pour les hommes est un chemin laborieux vers la connaissance de soi.
60s