Ἄτλας

Ça a duré une bonne minute. Une vraie minute. Une éternité. Je me souviens de ce rayon de soleil qui me brûlait la nuque, des gouttes de sueur qui imprégnaient le col de ma chemise. J'avais l'impression de porter le poids du monde sur mes épaules. Le poids du monde. Rien que ça. Mais c'était exactement ce que je ressentais, au fond de moi, au milieu de cette fournaise, dans ce temps si court. J'étais Atlas, le pilier du ciel, l'escabeau des cieux. Tous mes muscles se crispaient sous la tension insoutenable de l'angoisse, éclair étincelant dans mes chairs affaiblies par la panique. Je voyais flou. Quel était l'imbécile qui avait osé changer la gravité ? Pourquoi le monde se mettait-il soudain à tourner ? J'avais l'impression d'être dans une essoreuse à salade. Tout se confondait sous mes yeux trahis par la fatigue et l'anxiété : le sol, les murs, le plafond, les gens. Leur sourire faux, plein de mensonges, au point d'en devenir vulgaire, à moi comme à eux-mêmes. Surtout à eux-mêmes. Leur masque de cire couvert d'une couche d'hypocrisie, dur comme la pierre, alors qu'un simple rayon de soleil, une simple flamme, suffisait à les faire fondre. Et toujours cette chaleur abominable sur ma nuque, comme une épée de feu tranchante, comme la lame d'une guillotine qui chante. Une lame assoiffée, rêche, comme mes lèvres gercées. Des bourdonnements indéfinissables rampaient insidieusement dans le conduit de mes oreilles, mais cela n'avait pas d'importance. Tout le peu d'attention que je pouvais rassembler se penchait vers le tremblement de ma main droite, renfermant une petite pochette noire, vaguement renflée à certains endroits. Tremblement léger tout d'abord, puis rapidement insupportable.
Je ne pouvais pas me concentrer, le monde vibrait autour de moi, des ondes assommantes me frappaient le front. La décision était trop dure, le temps, trop court, l'angoisse, trop importante. Je savais parfaitement qu'à ce moment-là, les secondes m'étaient comptées mais il m'était impossible de faire autrement, j'étais comme figée, vaine colonne de marbre sur le point de s'effriter. Je n'arrivais plus à respirer, mon corps ne m'appartenait plus réellement. J'avais l'impression que le monde entier me regardait, me jaugeait du regard. Comme il est facile de juger de loin ceux que l'on ne connaît pas... Mais ma main tremblait toujours, et puis ce soleil dans mon dos...
Et soudain la question. La question épouvantable, sans appel, fut posée, brisant le silence de mon impuissance. La femme me regardait droit dans les yeux, impossible d'y échapper, j'étais prisonnière de ses mots. Ses pupilles étaient sombres, comme la plus obscure des caves. J'avais changé d'avis, je ne voulais plus être là, non, je voulais partir, courir loin d'ici, très loin. Oublier ce regard, oublier ce soleil, oublier le tremblement insupportable de ma main droite. Courir, sans regarder derrière, m'échapper. Mais c'était impossible. Les yeux de cette femme me retenaient plus sûrement que des chaînes d'acier. Il faisait si chaud dans cette pièce.
- Alors ? Je vous mets quoi ? Un croissant ou un pain au chocolat ?
La décision. Terrible. Le choix. Insurmontable.
- Je prendrai un...
Et le doute, tout aussi terrible, tout aussi insurmontable.
- Un pain au raisin s'il vous plaît.
La première réelle inspiration, après une minute en apnée, l'air qui entre délicieusement dans les poumons : j'étais libre.
 
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