Une vie pour une vie

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Une vie pour une vie.
 
En quelques jours, ce mantra a pénétré mon esprit, s'est propagé à travers mes veines pour faire bouillonner mon sang et m'insuffler le courage de revendiquer ma vengeance. Dans la main droite, je tiens le vieux Darne calibre 16 de mon grand-père au niveau des canons. Depuis qu'il est décédé, le fusil est resté rangé dans son étui, relégué au grenier parmi les souvenirs à oublier. Je n'ai jamais aimé la chasse, je me suis même souvent querellée avec mon aïeul à propos de son hobby meurtrier. Mais aujourd'hui, j'ai mis mes a priori de côté pour traquer le plus dangereux des prédateurs.
 
Une vie pour une vie.
 
La maxime m'obsède tandis que j'avance sur les chemins de la vallée du Loing. Nous faisions souvent cette promenade avec Elsa lorsqu'elle était petite. L'itinéraire partait de la maison à Souppes et faisait le tour de l'étang de Varenne, en passant devant l'Abbaye de Cercanceaux. C'était notre moment à toutes les deux. Je me souviens aujourd'hui encore du sourire comblé qui illuminait son visage quand elle apercevait, au détour d'un virage, une grenouille égarée ou une écrevisse intrépide.

Cette fois, les sentiers sont déserts, et moi je suis seule. Depuis l'annonce du verdict, la solitude a envahi mon corps pour ne plus jamais le quitter. Jusqu'à la fin de ma vie, je sais qu'elle sera mon inséparable compagnon ; pour l'instant, elle est ma principale motivation.
 
Une vie pour une vie. 
 
Je raffermis ma prise sur le fusil à l'approche du pont qui doit m'amener à la zone de chasse, de l'autre côté du Loing. En fin de compte, je peux remercier mon grand-père de m'avoir traînée de force à ses sorties en forêt. Car à force de le voir faire, je suis parvenue à charger l'arme sans difficulté. Mais j'ai peur que le coup parte tout seul tant ma main brûle de rage : l'afflux de colère qui converge vers mon index est de plus en plus difficile à contenir.

Le jugement en appel est tombé comme un couperet. Dix-huit mois avec sursis, même pas de prison ferme. C'est le prix à payer pour avoir ruiné deux vies, celle d'Elsa évidemment, mais la mienne aussi. Sans compter les nombreuses personnes qui tenaient à elle. "Homicide involontaire avec circonstances atténuantes", voilà ce qui a été reproché à l'homme qui a assassiné la chair de ma chair. La visibilité était mauvaise, la jeune fille n'avait rien à faire là. C'était un accident tragique, mais rien de plus qu'un accident.
 
Une vie pour une vie.
 
Je revois le visage sans remords du chasseur durant le procès. Il ne se reproche pas ce qui est arrivé ; lui n'a rien changé de ses habitudes, cela fait des décennies que ces quelques hectares de forêt sont son terrain de jeu. C'est elle la responsable, elle qui aurait dû être plus vigilante, avait-il dit en appuyant avec mépris sur le pronom.

Cet homme, bien sûr, je sais que je ne le verrai pas. Son permis lui a été retiré. À cette heure-ci, il doit être chez lui à songer à toute autre chose. Tant pis, quelqu'un d'autre devra s'acquitter de sa dette envers l'humanité.
 
Une vie pour une vie.
 
Je pénètre dans la zone de chasse sans que ma résolution ne faiblisse et passe de l'odeur enivrante des sous-bois à celle plus aigre de la mort. L'arrogance de ma proie la rend facile à traquer. C'est la plus bruyante de toutes, celle qui laisse le plus de traces également, qui détruit tout sur son passage. Il suffit de suivre les empreintes de cruauté pour la trouver.

En voilà un beau spécimen justement. La visière de la casquette relevée, une roulée au bec, il ne fait rien pour se cacher. Son attention est dirigée vers un point en amont, mais je suis incapable de déterminer ce qu'il regarde. D'un coup, il s'accroupit en crachant sa clope et je peux voir derrière lui.

Le corps élancé dans une pose majestueuse, la patte dressée prête à la propulser vers un abri, une biche regarde dans notre direction, immobile. Je ne pensais pas qu'il y en avait dans la région, c'est la première fois que j'en vois une. Que fait-elle ici ?

Le chasseur, lui, ne se pose pas cette question. À quelques mètres en contrebas, il est en train d'ajuster son tir, trop heureux d'avoir débusqué ce gibier miraculeux. La biche ne se doute de rien, elle me fixe de ses yeux noisette qui ressemblent étrangement à ceux d'Elsa. Est-ce l'émotion qui attise mon imagination ? Comme ma fille, l'animal arpente paisible et innocent la forêt sans se douter du danger fatal qui l'attend.

Je mets mon fusil en joue et vise l'homme, prête à libérer la rancœur accumulée, à l'arroser d'une rafale de dégoût. C'est maintenant l'heure de vérité, je vais voir si j'ai les tripes de mettre mon projet à exécution. Je vais voir si j'ai l'étoffe d'une tueuse.

Le doigt du chasseur se resserre sur la gâchette. Je n'ai plus le temps d'hésiter. La biche aux yeux d'Elsa m'observe sévèrement. Je dois le faire, pour elle.
 
Pan !
 
Des nuées d'oiseaux s'envolent autour de nous, la terre tremble et tout mon corps avec.

Le coup que j'ai tiré dans le ciel retentit comme l'orage dans la forêt et fait fuir l'animal apeuré.

Le chasseur se retourne vers moi, surpris et furieux que je lui ai fait perdre sa proie, déjà hors de danger.
 
Une vie pour une vie.

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