Coach premier âge

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— Non, non, non. À huit mois, c'est à quatre pattes qu'on se promène, pas en rampant.
L'enfant ignora l'admonestation et continua sa reptation sur le carrelage en s'aidant des coudes, comme s'il passait sous les barbelés d'un parcours du combattant. L'homme qui avait parlé l'attrapa pour le déposer ensuite sur un tapis de jeux multicolore. Le bébé resta immobile et se contenta de promener un regard étonné autour de lui, les bras et les pieds en l'air, en équilibre précaire sur le ventre.
— Allez, Charles ! On se soulève ! Tu feras du parachutisme en vol libre quand tu seras plus grand.
Le bambin garda la position. Peut-être avait-il réellement l'impression de planer car cela dura plusieurs minutes avant que l'homme lâchât un soupir agacé et vînt le ramasser pour l'installer dans un transat.
— Bon. On reprendra plus tard.
— Une heure que vous essayez, intervint une femme qui s'était tue jusqu'ici, n'est-ce pas trop long ?
— Non, madame, votre fils a du potentiel. C'est mon travail de coach de le révéler. Regardez. Il n'a pas l'air de saturer.
La mère se tourna vers l'enfant.
— Le quatre pattes... Est-ce vraiment indispensable ?
— C'est la norme. Et c'est important pour sa tonicité musculaire. Les plus beaux athlètes ont commencé dès le plus jeune âge.
— Oui. Vous avez raison.
— Pourriez-vous me laisser continuer, s'il vous plaît ?
— Désolée, monsieur.
L'homme sourit, façon marketing de proximité.
— Ce n'est rien, mais d'habitude, les parents ne sont pas là, pour ne pas interférer. Ah, et appelez-moi Roger. On doit toujours appeler les coachs par leur prénom, c'est plus positif.
La mère eut un moment de gêne qui déteignit sur sa voix.
— D'accord... Roger. Je suis là parce que... mon coach de maîtrise de vie s'est décommandé.
L'homme leva une main pacificatrice.
— Ce n'est pas grave. Asseyez-vous dans le canapé. Tant que vous ne perturbez pas la séance.
— Merci, répondit doucement la femme qui s'exécuta.
— De rien. Et puis, après tout, ce sera sûrement instructif pour vous.
La femme ne répondit pas mais esquissa un sourire contrit.
L'homme se campa devant le transat, les mains sur les hanches.
— Bien, Charles. On va se détendre un peu avant de reprendre.
Il s'accroupit, grimaça en bon contorsionniste du visage tout en scandant un rythmique « Beleu, beleu, beleu... ». L'enfant le fixa, yeux grand ouverts, imperturbable. Le coach entama une gestuelle sophistiquée qui tenait à la fois de la sorcière et des marionnettes avec un faux air de danse rituelle. Le tout était accompagné de sonores « gazi, gazou, groumbeuleu... ». Le garçonnet ne cilla même pas. Statufié, il semblait absorbé par l'étude scientifique d'un cas complexe. Roger s'interrompit soudainement, les sourcils froncés. Sans doute par mimétisme, le poupon fronça lui aussi les sourcils.
— Tu n'es pas facile à dérider, Charles.
L'homme tenta une approche par les chatouilles. La moue de l'enfant fut illisible. Elle oscillait entre le plaisir et le désagrément. Il daigna finalement échapper un sourire. Roger s'arrêta.
— Ah ! Tout de même ! Tu souris, parfois. Il faut sourire plus souvent, et rire aussi. La vie doit être rechargée de positivité. C'est bon pour la santé et pour la socialisation.

La mère, pensive, ne s'ingéra pas. Son fils ne riait pas, ou du moins pas aux éclats comme dans les publicités, et ne souriait pas sur commande. Elle réfuta intérieurement le problème de sociabilité comme en parlait la dernière émission qu'elle avait vue à la télévision. Roger revint à la charge avec un sourire aussi naturel que le nylon.
— On va faire la causette tous les deux. Hein, Charles ?
Le marmot regarda derrière le coach – du moins c'est ce que ressentit ce dernier tant il eut l'impression d'être transparent –, et ne produisit aucun son.
— Ba ba ba, ba ba ba...
Silence.
— Ga ga ga, ga ga ga...
L'enfant ouvrit la bouche puis, d'un seul coup, s'intéressa au mobile qui surplombait son siège côté droit.
— Ta ta ta, ta ta ta...
Il contempla l'homme, abattit sa main comme s'il jetait une balle invisible et se permit un succinct « a ».
— La la la...
Le garçonnet observa intensément son coach comme s'il cherchait à comprendre ses motivations pour un comportement aussi fantasque, puis il préféra contempler le mobile, dédaignant une conversation sans attrait pour lui. Malgré les monosyllabes déclinés sur tous les tons, dont les derniers tendirent au désespoir, l'enfant resta coi. L'homme se leva brusquement et explosa :
— Putain de gosse ! Fait chier ! Tu vas lâcher un son, oui ou merde ?

Soudain il se rappela la présence de la mère. Il pivota dans sa direction et constata qu'elle se levait en affichant une détermination qu'il ne lui aurait pas imaginée. Il tenta un rattrapage sirupeux à la volée.
— Ne vous inquiétez pas. Je vais reprendre les choses en main.
— Roger...
— L'acquisition du langage est fondamentale et passe par des exercices basiques qui fortifient l'esprit.
— Roger...
— Ce mutisme n'est pas normal. Cette façon de tout observer non plus. Aucun môme n'a l'esprit analytique. Ce n'est pas possible.
— Roger !
Pendant sa vaine plaidoirie, la mère s'était dirigée vers la porte d'entrée et l'avait ouverte.
— Je vous demande de partir.
Vaincu, l'homme prit son sac et se dirigea vers la sortie.
— Roger ?
Ce dernier releva la tête.
— Oui ?
— Voyez-vous un coach de gestion de l'humeur ?
— Non.
— Vous devriez.
— Probablement.
— Tenez. J'en connais justement un. Voici sa carte.
— Merci madame.
— De rien. Vous comprendrez que votre contrat est rompu.
— Je comprends.
— Alors, au revoir Roger.
— Au revoir madame.

Une fois la porte fermée, la femme vint s'agenouiller devant son fils.
— C'est le quatrième que tu uses, mon Charlounet.
Le garçonnet sembla ravi de voir et entendre sa mère.
— Enfin... Tout n'est pas perdu, ça fait des nouveaux clients pour Papa.
Charles sourit.

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