Sur les pas de Mathilde

Cette œuvre est
à retrouver dans nos collections


Nouvelles :
  • Littérature générale
Collections thématiques :
  • Instant de vie
  • Nouveau départ
  • Romance - Nouvelles
C'était la fin du déjeuner et j'attendais le café. Je la reconnus dès qu'elle entra. J'étais au fond de la salle, à l'opposé, sur la banquette qui longeait le mur sous le tableau géant qui portait le menu à la craie. Je sentis instantanément mon rythme cardiaque s'accélérer et une chaleur me monter au visage. Elle s'assit face à la porte et me tournait donc le dos. Aucune chance qu'elle ne me vît. Tout à coup, j'étais pétrifié. Je ne savais pas comment agir. Nous ne nous étions pas vus depuis près de deux ans, et avions perdu tout contact depuis que j'avais rejoint la Bretagne.
 
Quand la banque avait cherché en interne un chargé de mission pour deux mois à Nancy, j'avais postulé immédiatement. J'avais pensé à elle dans la seconde. Mathilde... Mathilde...
 
Mon café venait d'arriver et Mathilde avait passé commande. J'aurais parié pour une soupe et une portion de pâtes. Ça lui ressemblait bien. Elle avait sorti un livre de son sac sans que je puisse deviner ce qu'elle lisait. Peut-être le dernier Nicolas Mathieu. Il venait de sortir depuis peu et nous avions tellement aimé son précédent roman que j'aurais pu parier sur lui. Elle lisait quelques lignes, levait la tête quand la porte s'ouvrait, en profitait pour vérifier son smartphone et replongeait dans les pages devant elle.
 
La mission était un prétexte. Je ne revenais ni pour la ville ni pour le boulot. Je revenais avec l'improbable idée que peut-être, je pourrais la croiser. Plus qu'une idée, une envie, avec tout ce qu'elle contenait d'inconnu. Était-elle toujours dans la région ? Avait-elle envie de me croiser, même par hasard ? Voudrait-elle me parler ? Et moi, que pourrais-je lui dire ? Comment pourrais-je me comporter ? 
 
Alors que dans ce restaurant, l'improbable était arrivé. J'avais atteint mon but, mais je me rendis compte que je ne savais pas quoi faire. La seule chose qui me semblait claire était que cette occasion inouïe pouvait vite nous filer entre les doigts. Si je partais sans que nous nous parlions, nous ne nous reverrions pas. Pour bien faire et m'éviter de décider, il aurait fallu qu'elle se retournât et me vît...
 
En voyant le bol en grès fumant qu'on lui servait, je souris intérieurement. Elle avait pris une soupe. Elle allait apprécier, comme moi quelques instants plutôt, j'en avais la certitude. Velouté de potiron, amandes concassées et abricot confit. Un délice. Elle posa son livre et plaça ses lunettes sur la 4e de couverture.
 
Je terminai mon café et en recommandai un autre. J'avais vérifié l'heure par sécurité, le temps ne me manquait pas. Le siège de la banque était à dix minutes à pied.
 
Mathilde et moi avions été inséparables. Nous nous étions connus dans une autre banque que celle qui m'employait maintenant. Nous avions rejoint le siège régional en même temps, après nous être croisés en réunion chaque mois. Elle m'intriguait à chaque fois. Je la regardais, je l'écoutais, je cherchais à comprendre qui elle était. De mois en mois, c'était devenu un rituel pour nous deux. Nous nous cherchions et finissions toujours l'un à côté de l'autre. 
 
Notre arrivée au siège régional avait transformé la réunion mensuelle en plaisir quotidien, celui de se voir et de parler, un peu, puis un peu plus, puis beaucoup, puis autant que nous le pouvions. D'abord de tout et de rien, puis petit à petit, de choses plus intimes, nos enfants, nos vies, nos interrogations. Je la découvrais enfin. Elle me nourrissait. Elle m'était devenue indispensable. Nous avions développé une complicité inattendue, une amitié forte en un temps record. Le soir, elle partait avant moi. De mon bureau, je la voyais courir à sa voiture et partir en trombe. Pour moi, c'était le rideau noir. J'ignorais à peu près tout de ce qu'elle allait faire. Elle retournait vivre sa vie, moi la mienne. Mais plus le temps avançait, plus elle me manquait. Lorsqu'elle était libre le soir, nous pouvions rester au bureau à parler des heures. Jusqu'au bout du raisonnable. Puis, nous repartions chacun de notre côté. Commençait alors la phase d'apnée. Ce temps pendant lequel tout était suspendu jusqu'au lendemain, ou bien au lundi, ou pire encore jusqu'au retour de vacances.
 
Une portion de tortellini maison, ricotta épinard. Du parmesan en abondance. Manger doucement, boire à température ambiante... Non seulement j'avais deviné son menu, mais tout m'était familier. Il ne me restait que quelques minutes pour me décider.
 
Un soir où j'étais seul, elle m'avait appelé. Ça nous arrivait de temps en temps. Cette fois-là avait été différente. Elle fit ce que je n'aurais jamais osé faire, ce que je n'aurais jamais imaginé. Parler de nous, d'elle et de moi, de notre relation. Comment qualifier notre relation ? Nous étions les derniers à ne pas avoir compris que nous étions amoureux l'un de l'autre. La nuit était avancée, nous avions dû mettre les téléphones sur secteur après quatre d'heures de discussion. Elle avait cette force de dire les choses. Moi j'en étais incapable. Je préférais renoncer. Elle avait des sentiments pour moi, elle n'avait pas choisi, ça lui était tombé dessus. Et moi ? J'éprouvais les mêmes choses. À un détail près, je me sentais incapable de bouleverser ma vie. Je crois surtout que je préférais esquiver et renoncer. Elle ne m'en avait pas voulu. Toutefois, cette décision nous rendait malheureux. Elle me souriait tristement, n'abordait plus le sujet et se tenait un peu plus loin. 
 
Quelques semaines de ce traitement que nous nous infligions avaient eu raison de moi. J'avais postulé à un poste dans une autre banque, et j'avais été recruté. Direction Nantes. J'avais préféré m'éloigner, loin, très loin pour ne plus la voir. C'était vital. 
 
Je venais de régler mon repas. Elle versa de l'eau chaude sur son sachet de thé et reprit sa lecture. Ce n'était pas le hasard qui m'avait amené ici, mais l'espoir, le fol espoir, de l'apercevoir si elle fréquentait encore ce café. 
 
Je me levai, pas très sûr de moi, la veste à la main. Je m'approchai, la poitrine prête à exploser. Je m'assis à côté d'elle doucement. Elle ne me remarqua pas, trop absorbée par sa lecture.  Je lui offrirai le Nicolas Mathieu, me dis-je. 
 
— Bonjour Mathilde.
 
Elle leva les yeux et se tourna vers moi. 
 
— Raphaël... murmura-t-elle. Raphaël... Bonjour, finit-elle par dire, un sourire infiniment doux éclairant son visage. Elle saisit mon avant-bras. Je sentis la pression de ses doigts, puis sa main, attirant mon visage à elle, et ses lèvres, claquant sur ma joue.
 
— Toi ici... raconte. 
 
Je prévins la banque que j'aurais du retard. 
 
Je plongeais mon regard dans le sien. Ému, je sentis ma vue se voiler.
 
— Alors, raconte ! 
 
Mathilde et moi étions à nouveau réunis.

© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation