Promos sur le Froid

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Depuis combien de temps attendait-il ? Maintenant que j'y repense, bien trop longtemps pour un enfant qui devait avoir à peine neuf ans. Seule sa tête dépassait du bouquet de chrysanthèmes qu'il tenait entre ses mains. Des fleurs de grande surface, aux tons forcés par quelques colorants industriels. Un ruban rouge ceinturait le papier kraft qui les enveloppait. Toujours est-il que ce garçon se tenait précisément devant le modèle que j'avais repéré dans le catalogue. Un 117 litres qui avait les mêmes dimensions que celui qui m'avait lâché la semaine précédente. Je lui ai demandé de se pousser un peu pour que je puisse accéder au frigo. Il a juste fait trois pas de côté, sans rien dire. J'ai commencé par lire le descriptif sur le gros autocollant fluorescent. La durée de la garantie, le niveau sonore, la classe énergétique, et surtout, je me suis assuré que je pourrai opter pour un modèle avec une porte qui s'ouvre à gauche. Pour le reste, je ne ferai pas la fine bouche, surtout qu'il était soldé à moins vingt pour cent, à l'occasion de la semaine anniversaire du magasin.
Au moment où j'ai ouvert la porte du congélateur, la voix un peu éraillée de l'enfant s'est élevée dans mon dos.
 
— Tu vas mettre des glaces dedans ?
 
J'ai tourné la tête et j'ai vu au-dessus du bouquet, ses grands yeux noirs garnis de longs cils.
 
— Oui, mais pas seulement. Du poisson aussi, des frites et des coquilles Saint-Jacques pour les fêtes.
— T'as trop de la chance.
— Et toi, tu aimes quels parfums de glace ?
 
J'ai ouvert la porte principale du frigo et j'ai poursuivi mon inspection des étagères. Quatre plaques en verre amovibles, c'était parfait. Comme le garçon ne répondait pas à ma question, je me suis à nouveau retourné. Son regard s'élevait toujours vers moi, mais ses yeux s'embuaient doucement.
 
— Tu n'as pas de parfums préférés ?
— Si.
— Alors dis-moi lesquels.
— Ma mère elle veut pas. J'ai pas le droit.
 
À ce moment-là, j'ai compris qu'il me disait que sa mère lui interdisait de parler à des inconnus. Je n'ai pas insisté et j'ai fait jouer la charnière de la porte pour en vérifier la qualité. Puis je me suis agenouillé et j'ai extrait le bac à légumes. Son volume était bien supérieur à mon ancien, j'étais ravi.
 
— Chocolat. Fraise aussi.
— Eh ben tu vois que tu en as, lui ai-je répondu.
 
Je poussai le bac pour le remettre en place quand ses sanglots ont résonné à mes oreilles. J'ai pivoté sur mes talons pour lui faire face. Sa tête était plongée au milieu des chrysanthèmes et des soubresauts agitaient ses épaules.
 
— Eh bonhomme, c'est pas si grave...
—...
— Ta mère ne veut pas que tu manges des glaces ? C'est ça ?
 
Il a reniflé bruyamment.
 
— Elle a peut-être ses raisons.
— Les caries par exemple ! Tu vas souvent chez le dentiste ?
 
Il a relevé son visage noyé de larmes et a fait non de la tête.
 
— Ton frigo n'est peut-être pas équipé d'un congélateur comme celui-ci.
— Il est tout pareil, a-t-il réussi à articuler avant de lâcher un gros soupir.
— Tu es sûr ?
 
À nouveau, il a hoché la tête. Sa mère était peut-être comme mon ex-femme qui interdisait tout produit sucré à mes filles. Et Dieu sait qu'aujourd'hui elles se rattrapaient... J'ai ouvert en grand la porte du frigo pour lui en montrer l'intérieur.
 
— Oui, c'est le même. Il est tout vide.
 
Sur le coup, je n'ai su quoi répondre. Mieux valait changer de sujet.
 
— Et ces fleurs, elles sont pour toi ?
— Pour ma maman, soupira-t-il.
— Elle en a de la chance, je suis sûr qu'elle va être contente. 
 
Il a continué à me fixer d'un air buté. Et c'est là que dans ma tête s'est produit le déclic : le garçon en pleurs, les chrysanthèmes pour sa mère... et la Toussaint qui tombait ce dimanche. Comment avais-je pu être si maladroit ? 
 
J'ai sorti un mouchoir en papier de sa pochette et je lui ai tendu. Il m'a confié son bouquet en échange.
 
— Il y a longtemps que tu l'as perdue ?
 
De la tête, il m'a fait oui, et ses lèvres ont recommencé à trembler. Je venais de toucher LE point sensible. Avant qu'il n'éclate à nouveau en sanglots, j'ai récupéré en vitesse dans le rayon voisin des pains au lait sous cellophane et je lui en ai tendu un. C'est à ce moment-là que le vendeur du rayon électroménager a fondu sur nous comme un rapace. J'ai cru qu'il allait nous reprocher de consommer de la nourriture dans l'enceinte de l'hypermarché. 
 
— Excellent choix messieurs !
 
Puis en adressant un clin d'œil complice au garçon :
—  Vous allez pouvoir en mettre des bonnes choses là-dedans. Tu as déjà ouvert le compartiment congélateur ? Je vais te montrer...
 
Là, j'ai senti qu'il allait réduire à néant mes efforts pour calmer le pauvre orphelin.
 
— Et pour la livraison ? me suis-je hâté de demander.
— Oui ?
— Elle est incluse dans la promo ?
— Si vous habitez dans un rayon de trente kilomètres.
 
Le garçon s'est mis à trompeter un long solo au creux de son mouchoir, suspendant pour un temps la conversation. Puis, je lui ai rendu son bouquet en échange de son mouchoir que j'ai aussitôt replié. Le vendeur a pris un air attendri :
— Eh ben voilà, ça va mieux !
 
Puis se tournant vers moi :
— Ton papa souhaite-t-il que nous remplissions le bon de garantie ?
 
Je n'ai pas eu le temps de relever le « papa ». Elle a déboulé par-derrière, précédée par un caddie débordant de victuailles.
 
— Qui t'as donné cet affreux bouquet ?
 
Le garçon m'a désigné d'un index accusateur.
Elle lui a arraché les fleurs des mains et les a jetées sur le haut du frigo. Pas un regard vers moi.
 
— Tu as pleuré ! Tu as cru que je t'avais abandonné ?
 
Penaud, l'enfant a fait oui de la tête. 
 
— Je t'avais dit de m'attendre au rayon frais, pas devant les frigos ! Je t'ai cherché dans toutes les allées...
 
Sans ménagement, elle l'a entraîné par le bras et s'est remise à pousser son caddie. Il s'est très vite dégagé pour monter sur la structure métallique. Il a tout de suite farfouillé au milieu des courses et en a extirpé, victorieux, une boîte de sorbets à la fraise.
 
— Trop cool !
— Mais ne va pas croire que je céderai la prochaine fois à tes caprices. C'est juste parce qu'il y avait une promo.
 
Ils ont disparu au coin du rayon.
 
Le vendeur continuait à fixer l'angle où ils venaient de tourner. Interloqué.
 
— Nous sommes en froid actuellement. À cause du frigo.
— Je vois. Et elle continue à acheter des produits frais ?
— C'est bien là le problème... Remplissons vite ce formulaire !

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