Fresque urbaine

Suis-je dans le noir ou ai-je les yeux fermés ? Peut-être les deux. Mais qu’importe dans ce monde d’aveugles où l’on vit, erratique, guidé au son rugueux des roues sur les rails. Ce matin, elle a l’esprit embrouillé, l’estomac noyé dans le marc de café. Le crissement sourd des wagons annonça leur arrivée. Ils détalèrent tout fiers et de leurs phares tranchèrent ses pensées déjà bousculées par la foule. La pénombre des tunnels, subitement, s’illumina. Signe pour beaucoup qu’il est venu l’heure de monter sur les planches, de rentrer dans le rôle qu’on a un mercredi. Pas à pas, les escaliers répondaient aux bruits lourds de la masse, en stichomythie. Paloma tangua vaguement, toujours près de la rampe. Un flot de personne la fit chavirer, là où se trouva justement un jeune homme, sûr de lui. Il la repêcha et sans demander son reste, s’engouffra derrière les portes. Ces petites bousculades, muettes et tranquilles, s’insinuèrent dans nos rapports quotidiens. Son merci balbutié, preuve qu’elle n’était pas d’ici, se laissa piétiner par de nouveaux passagers. La politesse est un leitmotiv mécanique qui tend à se perdre.
Deux corps se croisèrent, se séparèrent, ils auraient pu se plaire. Cruelle est la foule quand son tempo est aussi effréné que le transilien, qui n’en perdit pourtant pas le Nord. Il déversa ces fous qui vivaient encore, à la gare ou piailla une autre foule. Pas en mesure d’entendre ce chant matinal, le vieux du 6ème sortit ces poubelles, salua la gardienne, évita le regard d’Ahmed, remonta dans son perchoir. Un quotidien solitaire commence pour ce veuf posté à la fenêtre. Seul le halo de la tour Eiffel sembla encore lui accorder quelques instants, avant de louvoyer, tournoyant fidèlement. Au passage du deuxième millénaire, il y avait jeté un coup d’œil distrait. Depuis, il ne le quitta plus. Un seul être vous manque, et l’appartement d’en face est trop peuplé. Un surplus d’enfants s’en échappent parfois, ils ont trouvé la porte menant au toit. Ils se retrouvent là-haut près des rêves, loin de la réalité. Le brouhaha joyeux attira le vieil argus, à l’affut de tous bruits qu’il ne connut plus que par procuration. Un des enfants cria qu’il allait éteindre la Tour Eiffel, quelques secondes plus tard tous les mômes avaient les yeux silencieux, clos. On les rouvrit bien vite. Les plus âgés protestèrent, les plus jeunes s’extasièrent, le perclus d’en face s’inquiéta.
Cette félicité lui monta à la tête, il espéra sauver ses meubles en alertant la gardienne. Celle-ci avait fini par s’habituer à ces appels presque passionnés. Elle lui accordait un instant pour fatiguer la plainte d’un vieillard qui ne vivait plus que pour quelques courses et coups de téléphone hasardeux. Il ne faut pas lui en vouloir, après tout, à ce vieux sans famille qui perdit sa femme et par la même occasion, cette envie qui nous maintient en vie, lors d’une canicule. Ils étaient seuls au monde, sans aide, elle en creva de chaud. Le frère d’Ahmed partit sous les coups de feu, piqué au vif. Une rixe tarantinesque, un règlement de compte, on ne sut pas grand-chose des assaillants. Seule la scène meurtrie et les dommages collatéraux, se figèrent. Ils trouèrent au passage une façade et l’unité de deux familles. Le deuil ne fut partagé, il n’y avait ni Capulet, ni Montaigu pour faire la paix, se réconcilier de ses années d’ignorances mutuelles. Pris au dépourvu par la chaleur humaine, les destins se valent dans le périmètre. Là-dessus, on ferma les yeux. Il fallut reprendre le quotidien, sans un bonjour pour affronter ceux qui suivirent. Le vieil homme se rattacha à des rituels, à ce qui ne changeait pas. Ces gosses sur les toits, ils ont moins peur du danger, la chute n’est qu’un détail quand on a la haine, mais aussi l’innocence.
Là-haut, on en parla un peu, l’heure était grave, celle d’après s’apaisa. Ces affaires retentirent aussi au petit bistrot, entouré de la pharmacie et du fastfood. Spécialisé dans la viande de poulet, son enseigne peinturluré évoquait ketchup et mayonnaise à souhait. D’aucuns ramenaient son savoir sur les évènements et éléments de ce qui deviendrait un fait divers. Près du baby-foot, s’éleva un tapage habituel, ourdissant comme les informations échangées céans. Mais si on passe les portes, on constate qu’il est midi passé, que Nour a fini les cours. Sous l’égide de Diderot, elle tenta la voie médicale. A l’heure du goûter, elle révisait encore. Le boulanger s’affaira, en cette heure cruciale, pour répondre au mieux à une ribambelle de loupiots affamés, lorgnant sur quelques nanans. Cette clientèle régulière tourna autour des vitrines beurrées. Les plus feignants et moins gourmands prirent le tramway où continuaient les festivités. Le chahut semblait être supporté, voire apprécié. On préféra cela aux pleurs provoqués par une rupture au téléphone. On fuit la folie de ce vieux couple semblant rejouer sempiternellement la Cantatrice Chauve.
A tous ce raffut se rajoutera bientôt les universitaires et travailleurs. Certains déblatéraient sur les dernières bêtises qu’une bande d’élus stipendiés et dispendieux proposèrent. Cela remplacerait le Journal Télévisé, fini à cette heure. De toute façon, il ne se préoccuperait guère des mesures architecturales d’un édile complétement sénile qui espéra calmer sa banlieue. Aussi, pour l’esthétique avec un grand « e » et beaucoup d’emphase, il défendit son projet de rénovation des toits des barres d’immeubles ; ils deviendraient pointus comme des châteaux disproportionnés. Un véto général l’en empêcha, ce qui l’embêta ; comment allait-il faire pour rembourser sa campagne ? Cette problématique resta loin des questionnements estudiantins, moins terre-à-terre. Jamais à court d’idées, pour leur projet, ils s’étaient mis en tête de présenter un drôle de marivaudage. Si l’ascenseur social était bloqué, on avait bien lu le journal qui indiquait le pourcentage de réussite d’un élève intra et extra muros. En découla de cette cohorte cosmopolite la volonté d’échanger tous les dix ans, le lieu de vie entre un villetaneusien par exemple, et une petite grenouille du Marais parisien. Cela resterait à peaufiner. Un voyage ici, c’est toujours dépaysant.
Bravant l’interdit, deux adolescents montèrent en espérant trouver un 7ème étage, avec le ciel en guise de plafond. César aimait Léopold, Léopold aimait César. Dans le noir, ils ne redescendirent que bien plus tard. Ils laissèrent le goût de la brise, la caresse des étoiles, le tintinnabulement de ce monde qui savait tourner sans eux quelques heures. Leur bulle éphémère, charia le microcosme trop figé du vieux enraciné en face. On descendit à tâtons, sans oublier ses baskets à l’heure qu’une douzaine de coups de klaxon semblait annoncer. On entendit la musique des rues, le trafic incessant en chœur, le chant des sirènes, qui rappelait Bagdad à Yasmina. Elle longea le canal qui encerclait les cités-jardins. Des cités radieuses irradiant la misère, à peine cachée par les brise-soleil, formant désormais la nouvelle Atlantide. Autant d’utopies qu’on qualifia d’insubmersibles, pourtant les gamins eurent du mal à croire en ces mythes antédiluviens. La publicité le savait, elle l’avait remarqué ; vendre du rêve est une chose, mais s’il ne se réalise pas, qui est le plus susceptible d’être pris pour un menteur ? Que choisir entre une barre chocolatée pour quelques pièces, ou des professeurs qui vendent leurs études, un futur. Si vous descendez dans les rues, je vous laisse me rapporter ce que vous trouverez en premier.
L’ascenseur de l’immeuble était cassé. Ahmed filera en boîte, de concert avec la nuit qui sembla clémente. Le noir, abruti par des projecteurs épileptiques, les yeux fermés, ses lèvres laissaient échapper des paroles, mouvante comme les corps. Cher théâtre, on ne t’oublie pas, mais sache qu’il nous faut une catharsis plus rapide. Peut-être aura-t-on l’occasion de trouver le bon truchement, l’entremetteur qui nous réunira. En attendant, ferme les yeux, demain il faudra y retourner.