De l'ogre dans le bouillon

Ecrire contre l'ennui quand les mots nous sourient. En compétition: "Le vent des aulnes" "Ballerine d'une seconde" "À voix percée" Appel à textes - roman en vers de SFFF - voir ci-dessous ... [+]

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Histoires Jeunesse :
  • 6-8 ans (cycle 2)
Collections thématiques :
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Ce ne fut pas le raffut de marmites et chaudrons qui tira Elias de son lit, cette nuit-là. Mais des petits coups contre le carreau de sa chambre. Comme des cailloux mous, collant à la vitre. Grognon, le jeune réparateur de chaudrons ouvrit sa fenêtre. Le feuillage touffu du printemps cachait les astres de la nuit, plongeant les bois dans le noir.
 
Avant de regarder au dehors, Elias essuya de son carreau trois rondelles de carottes enrobées de sauce. Il n'eut pas le temps de s'en étonner qu'un dé de pomme de terre rebondit contre sa joue. Dans la cour devant sa boutique, une petite marmite bouillonnait entre les fleurs endormies. Sa marmite ! Qui pendait normalement au-dessus des braises dans sa cuisine, afin que son potage reste chaud pour le petit-déjeuner. La marmite semblait à présent dotée de vie. Elle trépignait sur ses pieds en fonte et grondait sous sa fenêtre.

Elias enfila ses chaussons et se précipita au rez-de-chaussée, où sa boutique accueillait les clients, et où il réparait et récurait marmites et chaudrons. La lune choisit cet instant pour percer le feuillage printanier et éclairer la boutique dont la porte était restée grande ouverte.

Elias s'arrêta net au milieu de son atelier. Des dizaines de pots au fond brûlé par les potions des sorciers et sorcières, il ne restait rien. Un coup de vent semblait avoir tout emporté et ne laisser sur son passage qu'étagères brisées et outils éparpillés dans un désert de poussière.

Elias redressa fébrilement son tabouret, celui que son père et le père de son père utilisaient déjà en leur temps. Où étaient passés les chaudrons et les marmites ? Et qu'allait-il dire au vieux Dormance qui viendrait toquer à sa porte à la première heure ? Penser à la colère légendaire de ce sorcier le terrifia.

La terreur le pétrifia de longues minutes, jusqu'à ce que son ventre gargouille. Il se redressa d'un coup, repensant à sa marmite grondant au dehors. Mais lorsqu'il sortit dans sa cour et passa entre les fleurs et les aubépines, la marmite avait disparu. Elias fouilla les bois sombres du regard et aperçut son repas qui fuyait entre deux collines. Ni une ni deux, il enfila un manteau par-dessus son pyjama et enfourcha le balai posé dans l'entrée. Outre son métier, Elias était un peu sorcier lui-même.

Le temps de décoller, il perdit la marmite de vue. Il vola jusqu'aux deux collines, puis poursuivit en compagnie du vent. Il gagna une plaine bleuie par la nuit, où un chaudron solitaire se balançait doucement comme le berceau d'un nourrisson.

Elias n'eut pas à le regarder deux fois pour reconnaître le chaudron du terrible Dormance. Avec son liseré bleu azur caractéristique sur le pourtour. Il atterrit à côté et s'en approcha d'un pas tranquille, quand Crac ! et Gloups ! une brindille craqua sous son chausson, et quelque chose se réveilla dans le chaudron.
— Qui va là ? gronda une voix.
— Elias, réparateur de chaudron. Et vous ?
— Egor, ogre dans le chaudron. Tu m'excuseras de ne pas te serrer la main, mais vois-tu, je ne sais pas où la mienne a filé.
 
En effet, lorsque le réparateur de chaudrons s'approcha, étonné qu'un ogre puisse tenir tout entier dans un chaudron, il n'y vit qu'une grosse tête avec un groin de porc qui baignait dans une eau sale.
La femme de l'ogre, une sorcière, voulait qu'il se lave, tant son odeur était devenue forte. Une odeur d'ogre, s'était-il défendu, tout ce qu'il y a de plus sain ! Mais son épouse n'avait rien voulu entendre. Qu'aucune baignoire ne soit assez grande pour Egor n'avait pas suffi à la décourager. La sorcière convoqua les chaudrons et marmites alentour à l'aide d'un sort. Puis, elle coupa son époux en quatre, en huit, en seize et en trente-deux afin qu'aucun bout ne dépasse.

— Oui, mes chaudrons ! Mes marmites ! fulmina Elias.
Le jeune réparateur de chaudrons entendit l'ogre glouglouter de surprise dans l'eau de son bain de tête.
— Les bercements de ton chaudron m'ont sans doute endormi. Pendant ce temps, les autres ont filé ! Et ma femme a dû m'oublier là et partir se coucher ! Elle n'a plus toute sa tête, tu comprends.
— Alors, que vous, c'est tout ce qu'il vous reste ! Regardez, le nom du propriétaire, Dormance, est gravé à l'intérieur du chaudron !
Les lèvres de l'ogre lurent ledit prénom en silence.
— Dormance, dis-tu ? Ah, non, pas de Dormance. Hortense, si mes yeux ne me trompent pas.
— Certain ? Si je n'ai pas son chaudron à l'aube, Dormance pourrait maudire toute la forêt et la condamner à dormir cent ans !
— Vite, alors ! Il faut que tu retrouves tes chaudrons. Tiens, je crois bien sentir mon fémur qui me chatouille non loin. Allez file ! À l'ouest !
 
Elias ravala sa colère en enfourchant son balai. Il erra quelques instants entre les cimes des arbres sans rien voir. Il agitait ses pieds d'impatience, remonté contre l'ogre menteur. Il en restait convaincu, le chaudron dans lequel baignait la tête appartenait à Dormance. Balançant ainsi ses pieds, il en perdit son chausson qui chuta avec un bruit de clapotis. Juste en dessous de lui, il découvrit un énorme chaudron à pattes de lion dans lequel flottait une jambe dodue.
Le chaudron s'enfuit comme une gazelle. Une course-poursuite de longue haleine les ramena à la plaine où Elias l'immobilisa enfin d'un coup de formule magique Mobilius Immobilis.
— Et d'un ! se réjouit Egor.
— Une chance que ce n'était pas un chaudron ailé, souffla Elias.
 
Puis l'ogre l'envoya au nord, où ses doigts se bousculaient parmi les chênes, dans de toutes petites marmites de voyage. Elias les emporta d'un coup de vent dans la plaine.
Sur son balai, haut dans les cieux, Elias voyait peu à peu le corps de l'ogre prendre forme. Mais il manquait encore la moitié des marmites et chaudrons, tandis que l'aube approchait. Déjà une lueur grise estompait l'éclat des étoiles.

Du raffut retentit tout à coup, comme des chaudrons brinquebalés.
— Je crois que tu trouveras le reste par-là, glouglouta Egor.
Au sud des bois, Elias aperçut bientôt tout un troupeau de pots de toutes tailles. Il les encercla comme un chien de berger. Puis, il les guida vers la plaine et les figea sur place d'un coup de Mobilius Immobilis.
— Tout est là ? demanda Egor.
Elias jeta un regard inquiet vers les rayons dorés de l'aube.
— J'espère bien, parce que nous n'avons plus le temps.
Puis il se creusa la tête pour trouver la bonne formule :
— Ogrus reconstitus !
Aussitôt, les chaudrons et les marmites se renversèrent. Dans une énorme flaque d'eau sale, les membres de l'ogre se groupèrent en un corps gigantesque.
Sans dire au revoir ni vérifier que rien ne manquait, Elias siffla ses chaudrons d'un Mobilius Mobilis et s'envola dans un tintamarre à réveiller le soleil. Une fois chez lui, il trouva tout juste le temps de nettoyer le chaudron au liseré bleu que Dormance se présenta à sa porte. Ouf, juste à temps !

Lorsque Dormance fut parti, Elias tendit l'oreille pour entendre le chant des corbeaux. Il souffla, le terrible sorcier devait être satisfait, la forêt s'éveillait avec le jour. Tombant presque de fatigue, il se traîna jusqu'à sa cuisine et se servit du potage, dans la petite marmite aux pieds en fonte qui pendait au-dessus des braises. Il ne vit pas tout de suite les orteils d'ogre flottant avec les légumes.

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Image de De l'ogre dans le bouillon
Illustration : Mathilde Ernst