Dans la mare au fond du jardin

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Histoires Jeunesse :
  • 11-14 ans (cycle 4)
Il y a quelque chose qui dort dans la mare au fond du jardin. Mon père m'assure que non, mais je sais qu'il a tort : une créature se tapit bel et bien au fond de la mare. Et la nuit, quand les lumières sont éteintes et que l'obscurité étend son voile d'encre sur la cour, elle sort de la vase et vient rôder jusque sous ma fenêtre. Je l'entends glisser pratiquement toutes les nuits dans un crissement sinistre qui me tient éveillé des heures durant, tremblotant sous ma couverture. Mon père a beau m'emmener inspecter avec lui la mare boueuse pour m'assurer que rien ne se cache au fond, l'étrange bruissement revient toujours une fois la nuit tombée. Savez-vous que j'ai même pu l'apercevoir à quelques reprises ? Tantôt deux petits yeux ronds flamboyants surmontant une masse sombre et griffue qui serpentait furtivement parmi les herbes hirsutes ; tantôt une queue verte hérissée de pointes qui frétillait subtilement sous la balançoire ; tantôt de longues oreilles velues et démesurément pointues se dressant au-dessus du rebord de ma fenêtre. Une fois, elle a poussé l'audace jusqu'à venir gratter à la fenêtre pour essayer d'entrer dans ma chambre ; j'ai hurlé d'effroi, réveillant toute la maisonnée. Tandis que mon père accourait, j'ai alors entendu un plouf précipité : la créature avait en hâte regagné la mare. Mon père avait affirmé qu'il s'agissait d'un rat ou d'un écureuil.
 
Hier matin, nous sommes allés rendre visite à ma grand-mère. Elle est très gentille, Mamy, alors je lui ai raconté mes tourments nocturnes pendant qu'elle dodelinait doucement sous le porche, elle a simplement hoché la tête.
— Grand-mère, ai-je alors insisté, il y a un monstre dans cette mare !
Mamy m'a fixé avec plus d'attention, puis est rentrée sans un mot avant de revenir avec une bourse de cuir noir tout racorni.
— Tiens, Maxime ! m'a-t-elle glissé de sa voix fluette. Et ce ne sont pas des bonbons ! Défense d'en manger !
J'ai pris le sac avec étonnement pour y jeter un coup d'œil, tenaillé par la curiosité. Il y avait une fine poudre bleue à l'odeur âcre qui m'a fait tousser et éternuer bruyamment. 
— Mamy, qu'est-ce que c'est que cette poudre ?
Pour toute réponse, Mamy a gentiment fourré le sac dans ma poche en esquissant un sourire mystérieux. 
Elle a aussitôt repris son dodelinage, jusqu'à s'assoupir. À mon retour à la maison, j'ai laissé cette vilaine bourse sur ma table de chevet.
 
Ce soir, il fait agréablement frais : il a plu toute la journée et une légère brume flotte encore dans le jardin. D'ordinaire, je m'endors facilement après une journée pluvieuse, mais ce soir, je ne parviens pas à trouver le sommeil. Une étrange peur me noue la gorge et me tient dans mon lit depuis des heures. Je sais que la créature attend, sournoisement, sous la vase qui a gonflé avec l'averse récente. J'ai peur, j'ai très peur. Je me lève quand même pour aller regarder par la fenêtre, pour me rassurer et voir qu'il n'y a effectivement rien dehors, sinon un innocent rongeur trop curieux qui vient jouer sous ma fenêtre la nuit, comme me l'affirme mon père. Ce soir, la lune est de la partie, éclairant généreusement le jardin de flots argentés qui donnent à la balançoire et à l'herbe noyées dans le mince rideau de brume une allure presque surnaturelle. Et la mare aussi semble avoir pris vie : à la surface de l'eau boueuse, brillent non pas une, mais plusieurs paires d'yeux rougeoyants, qui me fixent à présent ! De surprise, je recule : il n'y a donc pas une mais plusieurs créatures dans cette maudite fange ! Et ce ne sont définitivement ni des rats ni des écureuils ! Des chuintements aigus se font entendre tandis que plusieurs petites boules velues sautent de l'eau et s'élancent en direction du mur de ma chambre dans un inquiétant frisson de queues vertes. Je cours me blottir sous ma couverture, tremblant de fièvre et de terreur. J'entends déjà leurs grattements sinistres sous ma fenêtre ! C'est l'horreur ! Des couinements et des persiflages me parviennent : je crois qu'ils se disputent de plaisir tout en s'activant dehors pour essayer de pénétrer dans la chambre. La fenêtre grince... Les monstres essaient de l'ouvrir ! Ils veulent entrer ! J'aperçois déjà d'immondes pattes velues et crochues ornées de griffes horribles écarter les vitres. D'effroi, je crie, j'appelle mon père, mais aucun son ne sort de ma bouche ! Je veux fuir, mais je tombe et reste au sol, incapable d'esquisser le moindre mouvement pour fuir, tétanisé, paralysé par la terreur ! Elles entrent à présent, un lugubre caquètement de triomphe trahissant leur présence dans ma chambre !  
Une patte griffue tente de m'attraper la jambe, mais je la repousse. Une autre bestiole bondit vers mon visage que j'évite de justesse tandis que je ressens la griffure qu'une autre m'inflige à la cuisse. Je recule comme je peux, en agitant désespérément les bras pour les faire fuir, les larmes aux yeux, tandis que les créatures se referment en cercle sinistre autour de moi. Une dernière fois j'essaie de crier, d'appeler mon père à l'aide, mais ne parviens toujours pas à émettre le moindre son ! Se pourrait-il que ces créatures m'aient jeté un sort pour m'ôter la voix ? 
Mais je n'ai pas le temps de réfléchir davantage car une des bestioles saute sur moi : je me débats vigoureusement et l'envoie sur ma table de chevet ; en tombant elle renverse la sacoche de ma grand-mère. Une étrange poudre bleue se répand sur la moquette. Alors se produit un phénomène tout à fait spectaculaire : la poudre éparpillée sur le sol se transforme aussitôt sous mes yeux ébahis en une fumée bleue phosphorescente qui enfle à vue d'œil. Les créatures, intriguées, s'arrêtèrent net pour observer cette vapeur qui monte du sol et s'amplifie à vive allure. Je vois alors les assaillantes au premier rang prises de convulsions subites et littéralement éclater dans un bruit sec projetant tout autour un nuage de cendres noires ! Les créatures, terrorisées, se figent, interdites. Mais la fumée occupe maintenant toute la chambre : certaines des créatures tombent raides avant d'exploser dans un nuage de cendre. 
Elles sont prises au piège et c'est alors la débâcle : un concert de cris stridents ponctués de brèves détonations résonne un peu partout dans la pièce. Une dernière infortunée qui tentait de se faufiler par la fenêtre se retrouve coincée à mi-corps ; je vois ses pattes s'agiter frénétiquement dans un effort désespéré. Un claquement et de la cendre s'éparpille sur la vitre. Je n'en crois pas mes yeux ! Aussi rapidement qu'elle a grandi, la fumée bleue s'estompe, aspirée dans la bourse posée sur la moquette ! En un instant, elle a disparu comme par enchantement, laissant sur le sol de petits amas de cendres noirâtres. Je ramasse la sacoche, et je vois qu'elle est toujours remplie d'autant de poudre bleue qu'avant. Je me frotte les yeux, éberlué : je n'ai pourtant pas rêvé tout à l'heure ! 
 
Le lendemain matin, quand mon père vient me chercher dans ma chambre, il s'étonne de me voir à la fenêtre :
— Maxime ? Je croyais que tu ne t'approchais pas de la fenêtre, par crainte de tes créatures ! 
— Tu sais, Papa, je suis un grand maintenant !

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Image de Dans la mare au fond du jardin
Illustration : Mathilde Ernst