Une femme qui porte ton pull

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L'homme assis en face de moi doit avoir la fin de la soixantaine. Il est encore beau, comme si la vie ne l'avait pas abîmé. Il porte des vêtements aux matières nobles, du cachemire, du tweed. Seul petit détail étrange dans sa physionomie harmonieuse : un large front, rendu démesuré par la perte de cheveux sur le devant de son crâne. C'est un ancien ingénieur. Il a deux enfants, une fille et un garçon, âgés d'une quarantaine d'années, et trois petits-enfants. Je tiens ces informations de sa femme. Il y a deux jours, elle a pris rendez-vous pour son mari.
— Amélia a des soupçons, n'est-ce pas ?
C'est la première phrase qu'il a prononcée. Il m'a serré la main et j'ai été surprise par la force que pouvait receler son mince corps.
— Pourquoi n'est-elle pas restée ? Il ne faut pas être tous les deux, pour ce genre de trucs ?
— Quel genre de trucs ?
— Les thérapies de couple. Vous savez, ça fait quarante-cinq ans que nous sommes mariés. Et pas une faute jusqu'à présent. Jusqu'à ma liaison.
Ce mot, il le chuchote du bout des lèvres. Je lui ai demandé de reprendre l'histoire de sa « liaison » depuis le commencement.
— La première fois, c'était il y a deux mois. Je m'en souviens parce que la période qui a précédé était assez agitée. Amélia était de mauvaise humeur. On allait avoir de nouveaux voisins alors que la maison mitoyenne à la nôtre n'était plus habitée depuis dix ans. Ma femme redoutait une famille avec des ados qui mettent la musique à fond. Un jour, elle est rentrée toute contente en me disant qu'elle avait rencontré les nouveaux voisins. Il s'agissait d'une femme d'environ notre âge qui vivait seule. Juste avant Noël, on a eu aussi une grosse frayeur. J'ai fait une embardée avec ma voiture. Au final, je m'en suis tiré avec une belle bosse à la tête. Noël est arrivé, les enfants sont venus. La maison a été pleine de bruits, des cris des petits, puis plus rien. Parfois, c'est triste, ce plus rien quand on se retrouve seuls tous les deux, Amélia et moi. Ce matin-là, je suis entré dans la cuisine pour me faire un café. Et elle était là.
— Qui ?
— Cette femme. Au début, j'ai cru que c'était Amélia. N'importe qui s'y serait trompé. Elle était de dos et avait la même silhouette. Elle aussi portait ses cheveux blonds attachés en chignon. Elle se tenait devant la porte de la cuisine ouverte, regardant au-dehors comme si elle hésitait entre entrer et sortir. J'ai pensé que c'était la fameuse voisine. Sans doute avait-elle frappé à la porte d'entrée et comme nous n'entendions pas, elle était entrée par cette porte. Je me raclais la gorge pour lui signifier ma présence, pensant qu'elle se sentirait intimidée si je lui parlais tout de go. Elle dut m'entendre mais ne se retourna pas. « Il va pleuvoir », dit-elle. « Fais-moi un café, veux-tu ». Je fus si surpris par la familiarité avec laquelle elle me parla que je ne trouvai rien d'autre à faire que de lui préparer sa boisson ! Elle se retourna enfin et je pus l'examiner. Elle ressemblait beaucoup à Amélia. Comme à une sœur jumelle. Mais une fausse jumelle. Si on regardait bien, ce n'était pas du tout la même bouche, ni la même façon de sourire. Pas le même regard non plus. Elle a bu son café. « Merci », elle a dit. Puis elle est sortie. Quelques jours plus tard, elle est revenue. Cette fois, elle est rentrée dans le garage alors que je nettoyais la voiture.
— Qu'avez-vous ressenti ?
— Je ne sais pas trop.
— De l'inquiétude ? Vous auriez pu être inquiet de voir cette inconnue entrer chez vous sans y être invitée ?
— Non. À aucun moment je n'ai eu peur. Ce n'était pas ça du tout. Je ressentais plutôt... une sorte... d'excitation. Cette femme pouvait apparaître n'importe quand. Elle s'arrangeait toujours pour venir quand Amélia n'était pas là. Un jour, je lui ai demandé qui elle était. C'est alors qu'elle a commencé le petit jeu.
— Quel petit jeu ?
— Se faire passer pour Amélia. Elle disait qu'elle était ma femme, qu'elle était ici chez elle. Elle a même commencé à emprunter des affaires à Amélia. Je l'ai vue avec ce pull bleu qu'Amélia aime tant. Je lui ai dit qu'elle ne pouvait pas faire ça. Alors, elle s'est approchée et a posé sa main sur mon front. Comprenez-moi, j'avais fini par y penser tout le temps... alors sa main, là, sur ma peau... J'ai perdu la tête. Je l'ai entraînée vers le canapé. Elle a paru surprise d'abord, mais pas réticente. Nous avons fait l'amour.
— Et ça s'est reproduit depuis ?
Il me regarde en souriant.
— Vous me prenez pour un fou, pas vrai ? Ce vieux type qui couche avec une femme sans même connaître son prénom. Il ne faut pas qu'Amélia sache ça. Elle serait folle de rage. Qu'une femme rentre chez elle comme dans un moulin, se serve de ses affaires. Je m'imagine lui dire : je couche avec une femme qui porte ton pull. (Il a un petit rire) Elle serait surtout furieuse à cause de la seconde partie de la phrase ! Vous savez, j'ai appris à ne plus poser de questions si elles sont dérangeantes. À prendre ce qu'on veut bien me laisser prendre. Je n'ai pas toujours été comme ça. Quarante-cinq ans à filer droit ! J'ai élevé les enfants, j'ai donné le meilleur de moi-même au boulot. J'ai pris soin de ma femme. J'ai des petits enfants magnifiques. Je suis heureux, sans doute.
— Sans doute... je répète.
— Puis un jour, comme par magie, une femme entre chez moi. Je la désire. Ce n'est pas possible, autant de bonheur. J'ai l'impression de voler quelqu'un. J'ai l'impression que si je le dis à voix haute, à vous par exemple, elle va disparaître, comme si vous aviez le pouvoir de me l'enlever !
Je le regarde, cet homme avec ses yeux brillants quand il me parle. Je le compare à la version de lui plus schématique, plus scientifique, qui gît sur mon carnet. « Étienne Noran, possible syndrome de Capgras après accident de voiture. Le traumatisme crânien a sans doute endommagé son amygdale cérébelleuse. Il prend sa femme pour un sosie dont il est tombé amoureux. » J'arrache la page ? Que dire à sa femme ?

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