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Image de Portez haut les couleurs ! - 2022
1er décembre 2021, Luberon, France.

Un timide soleil matinal lèche les cimes à moitié dénudées des chênes verts, jusqu'à frapper aveuglément les murs blancs du Gîte des grimpeurs, désert en cette fin d'automne. Derrière une étroite fenêtre, attablée seule à la grande table rectangulaire qui trône au milieu de la salle à manger, j'avale mes huit comprimés, selon l'ordre établi par mes médecins, puis je me lève et sors dans la fraîcheur piquante du petit matin. Je prends le même chemin qu'il y a quarante ans, un chemin qui descend en une trentaine de minutes au fond du vallon, au pied des voies d'escalade.
Après la garrigue, après la forêt, le paysage s'ouvre au niveau d'un grand champ en pente douce, et c'est le même émerveillement que par le passé. Les couleurs et les lignes de la falaise, qui s'étend langoureusement du nord au sud, sont comme autant d'appels à la grimpe : le gris des dalles parsemées de trous qu'on croirait façonnés par le doigt d'un géant facétieux, l'ocre des dévers striés de colonnettes qu'on prendrait pour des veines saillantes sur les bras musclés de quelques colosses de pierre, le bleuté des murs coupés au couteau dont on voudrait s'amuser à recoller les morceaux, énormes blocs de calcaire azuré gisant plus bas dans l'ombre du vallon...
Je ne porte rien d'autre qu'un pantalon et un pull en coton jaunâtre, souples et amples tous les deux, ainsi qu'un minuscule sac à dos, étroit et bien ajusté, dans lequel je range ma paire de baskets. Je finis de lacer, toujours avec précaution, presque religieusement, mes chaussons fétiches, des ballerines beiges aux pointes plongeantes et à la gomme tendre. Une fois debout et prête à grimper, je souris lorsque je cherche en vain mon sac à magnésie, mes mains tâtonnant en haut de mes fesses : depuis qu'il est interdit en falaise comme en salle, je n'arrive pas à oublier ce très vieux réflexe... De toute façon, je n'en aurais pas eu besoin aujourd'hui, car le fond de l'air est très frais, et le rocher bien adhérent sous la peau de mes doigts.
J'ai choisi une voie que j'aime sincèrement plus que toutes et qui m'avait rendue célèbre en 1981, dans un film que celles et ceux de ma génération n'ont pas oublié, avec cette fameuse séquence où je me suspends dans le vide, à la sortie du petit toit sommital, d'un seul bras et sans corde bien sûr – « anthologique », paraît-il... Cotée 6A, cette voie n'a cependant rien de bien ardu, pas plus hier qu'aujourd'hui, même avec ma maladie. Bien que située dans le secteur des dalles grises, le premier en arrivant à la falaise, elle présente une curiosité géologique qui fait toute sa difficulté – et sa beauté. Juste sous son sommet, un petit toit plus sombre vient en effet rompre la relative monotonie grisâtre du reste de l'itinéraire, à peine vertical. Avec un peu d'imagination, on pourrait dire que la falaise, à cet endroit, porte une bien curieuse casquette. C'est d'ailleurs un terme fréquemment utilisé par les grimpeurs, qui ne manquent pas d'inventivité côté anthropomorphisme...
Mais je ne suis pas encore arrivée à cette casquette, loin s'en faut... Je franchis d'abord les premiers mètres de la dalle grise, qui sont mentalement pour moi les plus pénibles, car il m'est encore possible de faire marche arrière. Je connais heureusement cette voie comme ma poche, et les années n'ont pas effacé cette étrange mémoire du rocher. D'une certaine manière, je sais l'emplacement, le grain et la taille des prises, pour les pieds comme pour les mains, alors j'avance vite et bien, à un bon rythme, instinctivement. Il me faut néanmoins redoubler d'attention, car la pierre a été lustrée par les passages répétés des grimpeurs, au fil des ans. J'arbore un sourire grimaçant en songeant qu'elle n'atteindra toutefois jamais la douceur lisse de mon crâne parfaitement chauve.
Plus haut, la vraie griserie du solo s'empare enfin de moi, comme une brise de panique euphorisante qu'il faut à tout prix maîtriser, une griserie toujours aussi incompréhensible, ambiguë et addictive. Désormais, la seule issue se trouve devant, au bout de chaque geste réalisé. Le temps devient palpable, vital... Je passe au-dessus de la frondaison vert foncé des arbres, le ciel bleu semble devenir immense et se confondre avec le gris du rocher. Seule la fameuse casquette sommitale porte son ombre sur la falaise, une tâche noire et légèrement mouvante qui n'est pas sans rappeler celle, sur les radios, qui ne veut plus quitter mon poumon gauche.
Je m'accroche encore et toujours à cette si précieuse mémoire du rocher, qui pour l'instant ne me fait pas défaut. La dalle grise, peu avant d'arriver sous le toit final, se couche légèrement, comme un répit programmé. Environ aux deux tiers de la voie, je m'arrête donc quelques secondes, pour me reposer, ici et maintenant, mes pieds posés à plat sur une strate confortable, mes mains solidement fermées sur deux trous profonds. Je ferme les yeux... Mon souffle est difficile mais j'en ai l'habitude, j'attends juste qu'il revienne, qu'il s'adapte, qu'il m'habite à nouveau, pour mieux continuer. Je rouvre alors les yeux.
Les quelques secondes sont passées et le soleil vient de basculer par-dessus la casquette sommitale. Il remonte maintenant le long de la falaise. Dans cinq minutes, peut-être moins, il sera sur moi, et je préfère éviter sa lumière éblouissante. Juste avant de repartir, j'essuie consciencieusement l'intérieur de mes deux mains sur le haut de mon pull, l'une après l'autre. Sous le tissu léger du vêtement, non loin de ma clavicule droite, je sens le relief dur et rond de la chambre implantée sous ma peau – « comme une minuscule prise d'escalade », dit souvent ma petite Lou. J'en ai bientôt fini de la dalle grise.
Pile sous le toit sommital, une large fissure horizontale offre un ultime bon repos, avant l'effort final. Je reprends à nouveau mon souffle, détends les muscles de mes bras et de mes jambes, et je me concentre, surtout je me concentre... Franchir cette fameuse casquette, c'est accomplir quelques mouvements de mains et de pieds que je connais parfaitement et qui sont largement à mon niveau, avec ce corps lui-même relié à un esprit, chacun répondant plus ou moins à sa propre logique, à sa propre inconnue aussi, le tout formant tout de même un ensemble qui doit absolument être mon présent, mon existence, ici et maintenant... Le lézard que je vois passer à ma gauche en rigole sans doute. Je croise son regard obscur comme la nuit qui n'est plus.
Je sais qu'il faut faire ces quelques derniers mouvements de mains et de pieds sans trop y réfléchir, selon une sorte d'étrange discipline qu'on appelle « escalade » et que j'ai toujours hésité à qualifier de « sport », tant elle semble vaste et pour tout dire impossible à circonscrire. Pratiquée en solo, elle peut paraître absurde, dangereuse, folle, narcissique et tout ce que vous voudrez encore, et elle l'est à bien des égards, comme je le suis sans doute moi-même, et surtout quand on s'y ose dans l'état de santé qui est le mien actuellement...
Je laisse de côté ces dernières pensées parasites et je m'élance donc pour les quelques ultimes mouvements de mains et de pieds de cette voie d'escalade, sans corde ni filet, ne comptant que sur moi-même, car il le faut bien, portée par l'étrange chemin sculpté dans le rocher, poussée par le soleil qui comble le vide obscur qui m'entoure – l'urgence de vivre.

Lise Martin.

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