Seul dans la brume

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Dix jours déjà que cette brume étrange venue de nulle part recouvre la ville. Elle est apparue un matin, défiant tous les bulletins météorologiques. Peut-être s'étend-elle bien au-delà de l'agglomération, mais il est impossible de le savoir. Cette brume opaque et chaude empêche de voir à plus d'un mètre et interdit tout trajet, même quand on a un sens de l'orientation développé. Au début, j'ai tenté de rejoindre la supérette du quartier pour acheter du café, mais j'ai failli me perdre en chemin, deux cents mètres et plus d'une heure pour retrouver mon immeuble. La brume gomme tous les repères, vous fait perdre le sens de l'orientation. Elle vous entoure d'une atmosphère ouatée et légèrement sucrée qui amortit les rares bruits de la ville et vous anesthésie. Pas de voitures, de bus ou même de vélos, toute circulation a cessé dès l'apparition de la brume. Les voitures abandonnées en pleine rue sont autant d'obstacles pour les rares marcheurs. Isolé, chacun est comme dans une bulle. L'envie de dormir m'a pris dès mon retour, encore effrayé à l'idée d'errer sans retrouver mon chemin. Peut-être un effet de la brume fluorescente qui change de couleur sans véritable logique ? Difficile à dire car il est impossible d'avoir des informations sur ce phénomène.

J'ai dormi plus de vingt heures d'affilée cette nuit, mais est-ce vraiment la nuit ? La brume nous enferme dans un clair-obscur permanent, je me sens épuisé. D'habitude si gourmand, je ne ressens plus la faim et ne m'alimente plus.

J'ai cessé de regarder mon téléphone et de vérifier s'il y a du réseau depuis trois jours. La petite merveille de technologie repose maintenant dans une poche de manteau, je n'y prête plus attention. « C'est au moins ça de gagné ! » aurait dit Sarah, si elle n'avait pas disparu dans cette foutue brume depuis... depuis je ne sais plus... Elle a évoqué un rendez-vous important pour sortir malgré le manque de visibilité. C'était au début, elle a cru que la brume allait se lever, un nuage rien de plus. C'était une folie, mais elle n'en fait toujours qu'à sa tête et je n'avais pas eu la force de m'opposer à sa décision. Je n'arrive pas à m'inquiéter même si je suis sans nouvelle d'elle depuis... depuis je ne sais plus quand.

Au fond de moi, une petite voix affaiblie me dit bien que ce n'est pas normal, que je devrais aller à sa recherche. Mais la grande lassitude qui m'habite, empêche toute action de ma part. Je ne sais qu'attendre dans un état comateux la disparition de la brume aux effets si étranges et contre laquelle nous sommes sans pouvoir.

Hier, j'ai croisé des voisins dans le couloir de l'immeuble, un bruit métallique avait résonné dans la cage d'escalier et nous avait fait sortir de notre torpeur. On ne se parle jamais, juste « bonjour, bonsoir », mais là on a discuté un peu pour savoir si quelqu'un avait des informations. J'ai eu confirmation que les autorités incitent au plus grand calme, selon le voisin du cinquième ; la voisine du second a ajouté qu'elle avait entendu un message qui ordonnait de rester chez soi pour éviter les mauvaises rencontres. Mais elle ne savait plus si c'était un message à la radio, elle ajouta d'une voix très faible : « Je ne me souviens pas, j'ai... j'ai peut-être rêvé... ». Cachés par la brume, des détrousseurs s'en donnent à cœur joie, ajoute un vieux voisin qui ne sort guère. Il ajoute, un éclair lubrique dans le regard : « On dit aussi que les viols sont nombreux, en pleine rue vous vous rendez compte, les rares passants qui s'aventurent dans cette brume ne réagissent pas et laissent faire... ». Je pense fugitivement à Sarah, toujours incapable de m'inquiéter... Envie de dormir. Je laisse mes voisins continuer leurs palabres et relayer les rumeurs les plus improbables. Personne ne sait rien de cette maudite brume qui change de couleur et qui a des effets sournois sur les esprits... on parle même de phénomène extra-terrestre, d'autres évoquent la fin du monde toute proche...

Je ne m'explique pas cette lassitude qui m'habite, le désintérêt de tout. Peut-être la brume est-elle toxique ? Les voisins ont peut-être raison quand ils parlent d'un gaz chimique lancé dans le plus grand secret par nos ennemis. Mais sommes-nous vraiment en guerre ? Par habitude, j'ouvre une boîte de conserve que je mets à chauffer dans une casserole pour m'alimenter. J'en oublie le contenu qui refroidit sur la table. Je n'ai pas faim, mais j'ai toujours sommeil. Par habitude, je regarde par la fenêtre. Je ne ferme plus les volets depuis plusieurs jours. La brume a maintenant pris des nuances vertes, juste avant elle était rouge. De quelle couleur était-elle avant que je dorme ? Que signifient ces changements de couleur ? Une invasion est-elle proche ou bien est-ce un phénomène naturel ?

Aujourd'hui la brume est rose. Quinze longs jours sans sortir de l'appartement à part l'expédition ratée à la supérette et les palabres inutiles avec les voisins dans l'escalier. Il n'y a plus de bruits dans l'immeuble, comme s'il était désert. Le bruit métallique ne s'est pas reproduit. Bizarrement cette solitude ne me pèse pas, l'absence de Sarah non plus. Je peux rester des heures sans rien faire, sans esquisser le début d'un geste, là dans le canapé du salon. La télévision ne diffuse plus de programmes depuis l'arrivée de cette brume étrange. Je n'attends rien ni personne, je regarde à intervalles réguliers en direction de la fenêtre pour surveiller les changements de couleur de cette brume opaque qui semble dévorer lentement toute trace d'humanité et de volonté dans mon esprit ou ce qu'il en reste. C'est ma seule occupation. Elle semble avoir des effets hypnotiques qui annihilent ma volonté. Plus d'appétit, de notion du temps qui passe, je suis figé dans un éternel présent protecteur et immobile.

La sonnette d'entrée retentit d'un coup bref. Sans même m'enquérir de l'identité de ce visiteur, j'ouvre la porte et tombe nez à nez avec Sarah. Sa pâleur fait peur, elle reste silencieuse sur le pas de la porte. Je la regarde sans un signe ou un mot pour l'inviter à rejoindre l'appartement, indifférent comme elle l'est à mon égard, elle aussi le regard vide.

Le lendemain ou peut-être deux jours après le retour de Sarah, je me réveille surpris de la trouver à mes côtés. Nous n'avons pas prononcé un mot depuis qu'elle a rejoint l'appartement. Elle prend une douche avant de me rejoindre sur le canapé. Nous regardons tous les deux la brume, jaune ce matin. Lentement elle vient se blottir contre moi. Sa chaleur me rassure et me fait du bien. Elle me donne l'envie fugitive de sortir de cet univers ouaté où chaque instant ressemble à celui qui vient de s'écouler dans un semblant d'éternité. Le bruit métallique a retenti à nouveau. C'est comme un signal cette fois, qui décuple mon sursaut d'énergie. Je me lève et entraîne une Sarah sans volonté dans l'escalier. « Viens, allons voir s'il y a un endroit épargné par cette maudite brume. Un endroit où il se passe quelque chose... Fais un effort Sarah... ».

Nous arrivons en bas de l'escalier, elle s'accroche à mon bras. D'une démarche hésitante, je la soutiens et lui évite à plusieurs reprises de trébucher. Je sens qu'il faut continuer, rejoindre la rue. Elle a passé plusieurs jours dans cette brume, dehors, sans jamais m'en parler, peut-être a-t-elle peur ? De quoi ? Je sens ma volonté qui se renforce au gré des marches. Le long corridor parcouru, j'ouvre la porte et Sarah hurle d'effroi. La brume a disparu, une lourde grille scellée dans l'encadrement de la porte d'entrée nous retient prisonniers... des hurlements nous parviennent des entrées d'immeubles voisins.

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