L'infarctus de l'ombrilique

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Madame Balançoire a perdu son ombre. C’est le point de départ d’un conte poétique, doux, particulièrement touchant à travers un monde

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Cette histoire est l'histoire vraie de madame Balançoire, une femme unique avec une ombre à son image, douce et rieuse, qui l'avait accompagnée pendant presque quatre-vingt-trois ans depuis une ville du sud de l'Italie – baignée par son soleil exubérant – jusqu'à l'est de la France et son soleil un peu plus timide.
Puis un jour c'est arrivé. C'est ce qu'on appelle un infarctus de l'ombrilique.
C'est un arrachement. Ça signifie qu'un matin de printemps, au mois de mai, le soleil d'habitude discret a brillé tellement fort qu'en plus de faire fuir l'obscurité autour de madame Balançoire, il lui a arraché son ombre !
C'est ça un infarctus de l'ombrilique.
Même si certains disent qu'on ne sent rien sur l'instant parce que c'est trop rapide, quelque chose de très précieux s'en est tout de même allé. On ne s'en rend compte que lorsque le soleil revient et qu'il nous traverse sans s'arrêter. On devient invisible et on comprend alors vraiment à quoi servait notre ombre. Elle servait à dire à tout le monde qu'on était toujours avec eux, à leur indiquer où regarder.
Croyant qu'elle pouvait encore guérir, madame Balançoire est allée voir monsieur Lechat, le spécialiste des ombres. Il y a toujours un monsieur Lechat dans les cas d'infarctus de l'ombrilique. On pourrait croire que c'est un faux nom, un pseudonyme comme ceux qui apparaissent en bas des lettres anonymes ou sur la couverture des romans osés.
Mais madame Balançoire ne savait rien de tout ça car elle n'avait jamais appris à écrire ou à lire. Elle n'était jamais allée à l'école. Ne croyez pas qu'elle en avait honte ou que ça l'empêchait de cuisiner des bons petits plats aux noms étranges car ce serait mal la connaître ! Ça ne l'empêcha pas non plus de retrouver monsieur Lechat alors même qu'elle ne le connaissait pas, n'ayant jamais croisé son chemin, ni en France, ni en Italie, ni ailleurs.
C'est parce qu'il habitait à la frontière de tout, derrière une porte avec un joli chat dessiné dessus. Monsieur Lechat avait tout prévu pour que ceux qui ne savaient ni lire ni écrire le retrouvent facilement à cette frontière de tout.
Curieusement, la maison accrochée à cette porte était beaucoup plus petite à l'intérieur qu'à l'extérieur. C'était à peine assez grand pour un monsieur Lechat, un oiseau dans sa cage, une horloge arrêtée et un invité. Aujourd'hui l'invitée s'appelait madame Balançoire.
― Vous êtes monsieur Lechat ?
Elle était restée debout parce qu'il n'y avait pas de chaise.
― C'est une question ?
― Oui.
― Alors oui, répondit monsieur Lechat.
Il n'était ni un homme ordinaire, ni un homme extraordinaire et ne ressemblait pas non plus à un chat. Le seul détail intrigant à son sujet était ces deux petites chaînes attachées à ses chevilles et qui trainaient par-terre. D'ailleurs l'horloge aussi portait une chaîne, ainsi que l'oiseau dans la cage et la cage elle-même. Comme la pièce était éclairée, madame Balançoire fut triste de constater qu'elle était la seule à avoir perdu son ombre.
― Ce n'est pas trop gênant ? demanda-t-elle en pointant du doigt les chaînes aux chevilles de son hôte.
― C'est très gênant au contraire ! répondit monsieur Lechat. Et puis c'est douloureux.
― Alors pourquoi continuer à les porter ?
Monsieur Lechat s'attendait à cette question parce que c'était une question somme toute logique. Et aussi parce qu'on la lui avait posée plusieurs fois déjà.
― Je pourrais les enlever ou les couper avec une belle scie bien aiguisée, mais alors, un jour peut-être me réveillerais-je juste pour constater que j'avais fait moi aussi un infarctus de l'ombrilique.
― C'est pourtant vrai, s'exclama madame Balançoire. Vous avez enchaîné votre ombre. Ah, si seulement j'avais eu cette idée ! C'est tellement simple. Pourquoi n'y ai-je pas pensé ?
Monsieur Lechat ne répondit pas, mais n'en pensait pas moins. Et surtout il n'était pas certain que ça fonctionne vraiment.
― Bah ! Parlons plutôt de vous.
― Il n'y a pas grand-chose à dire. Comme vous pouvez le voir, j'ai perdu mon ombre et j'aimerais la retrouver. Ce n'est pas que j'y prêtais une attention particulière. On peut même dire que je n'y faisais pas attention du tout. Elle me suivait partout, parfois elle me précédait, sans jamais se plaindre. Mon ombre était tellement légère que je l'ai transportée sans m'en rendre compte. Pourtant, aujourd'hui qu'elle n'est plus là, je jurerais que je suis plus lourde qu'hier.
Monsieur Lechat écoutait avec attention, les doigts croisés sur sa poitrine.
― Je vais vous aider, dit-il, parce que j'ai beaucoup de temps libre.
Il pointa l'horloge arrêtée.
― Oh, merci ! Est-ce que ce sera long ?
Monsieur Lechat haussa un peu les épaules pour dire qu'il ne savait pas, ou bien parce que ça le démangeait.
― Comment faire ? demanda encore madame Balançoire. Et où chercher ?
― En tous cas, pas ici. Vous avez une moto ? demanda monsieur Lechat.
― Une moto ? Non, pourquoi ?
― Pour rien. J'aime conduire les motos. Vous avez un vélo ?
― Non plus, non, répondit madame Balançoire.
― Alors tant pis, vous devrez marcher.
― Mais où ? Je ne peux quand même pas marcher au hasard.
L'oiseau dans la cage répondit à cette question essentielle, et monsieur Lechat traduisit pour madame Balançoire qui ne comprenait pas encore le langage des oiseaux.
― Madame Loiseau dit que marcher au hasard ne sert à rien sauf si c'est là qu'on veut aller. Oui je sais, on dirait que madame Loiseau se moque, mais elle a raison quand même. Elle dit aussi que votre ombre est rentrée chez elle. C'est là que vous devez aller.
― Chez elle ? s'étonna madame Balançoire. Vous voulez dire chez moi ? Mais c'est de là que je viens et mon ombre n'y est plus.
Madame Loiseau répéta sa réponse depuis sa cage.
― Elle voulait dire chez vous, traduisit monsieur Lechat.
― Oui, mais comme je viens de le dire...
― Quand madame Loiseau dit chez vous, elle ne veut pas dire chez vous, mais chez vous. Vous comprenez ? Elle ne parle pas d'une petite maison avec un jardin entouré de quilles en ciment et un cerisier planté au milieu, où vous auriez emménagé en 1970. Non, elle veut dire chez vous.
Madame Balançoire réfléchit beaucoup. Elle pensa un instant que l'oiseau parlait de l'Italie, ce pays où elle était venue au monde. Mais marcher jusqu'en Italie... non. C'était sûrement ailleurs. Peut-être à Metz, là où elle avait habité longtemps avec ses parents et sa famille. Mais il n'y avait plus personne là-bas.
― Je donne ma langue au chat, dit-elle.
― Et je vous la rends ! répondit monsieur Lechat immédiatement. Parfois l'endroit d'où on vient n'est pas un lieu géographique. Vous comprenez ?
Comme monsieur Lechat avait posé une main sur son cœur, madame Balançoire crut comprendre. Elle ressortit par la porte qui servait aussi de porte d'entrée, et commença à marcher, un peu plus légère parce désormais elle savait où elle allait. Le chemin était tout tracé.
Elle avait raison, et madame Loiseau aussi. Sans moto et sans vélo elle avança jusqu'à apercevoir trois ombres et seulement deux transporteurs. Le premier était un vieil homme avec une belle moustache toute blanche sous le nez. Il ressemblait vraiment beaucoup à feu monsieur Balançoire. Le second était une femme beaucoup plus jeune avec des cheveux légèrement roux. Elle ressemblait vraiment beaucoup à feu la fille de madame Balançoire. Entre les deux, droite comme un piquet, se tenait l'ombre que le soleil lui avait arrachée. Elle tenait les deux autres par la main, comme si elle était attachée par un lien bien plus costaud qu'une simple chaîne de fer.
― C'est quand même doux de rentrer à la maison, murmura madame Balançoire.
Un peu en retrait, monsieur Lechat observait la scène. Il ne pouvait avancer plus en avant. Pas encore. Il jeta un dernier coup d'œil aux chaînes qu'il s'était lui-même attachées aux chevilles. Elles étaient vraiment lourdes et douloureuses, et ridicules aussi à bien y penser.

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