Je t'ai vu ce matin

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Nouvelles :
  • Littérature générale
Je t'ai vu ce matin, t'étais de dos, ta marinière légère et ton jean trop grand, ta démarche élancée et tes écouteurs blancs. Tes cheveux noirs savamment ébouriffés. J'ai imaginé ton visage, mis une image, deviné tes yeux un peu fatigués, légèrement cernés ou carrément violets.
Mon cœur s'est emballé, j'ai envisagé de klaxonner mais tu t'éloignais et un camion persistait à me barrer la route, c'était un matin du mois d'août.
Je me souviens qu'on s'était dit « tu mets de l'intensité dans ma vie » sans savoir que tout cela aurait un prix.
T'as tout quitté et moi aussi. On s'est retrouvés, on a tenté. Tenté de surmonter la culpabilité, l'accablement de tes enfants, la jalousie de mon mari.
J'ai cru qu'on pourrait vivre d'amour et d'eau fraîche sans que rien ne nous en empêche. Il fallait tenter pour ne plus y penser, céder pour ne plus être tenté.
T'étais gentil, doué au lit, beau parfois, quand tu avais confiance en toi. Tu m'as promis que tu m'aimerais à en crever, j'ai peut-être voulu vérifier, je suis rentrée, tu es resté.
Je ne savais pas vraiment pourquoi je ne supportais pas que tu m'aimes comme ça. Je voulais que tu aies des amis, de la famille sur qui compter, mais au lieu de ça t'avais un lourd passé et compter sur moi te suffisait. J'ai dit que je comprenais mais je ne savais pas de quoi je parlais.
Tu m'embrassais comme un adolescent, tous tes baisers incandescents je m'en souviens, moi j'aimais bien. On se parlait beaucoup, on rigolait, t'étais doué pour tout, ça m'énervait.
On a beaucoup pleuré, on a emménagé, dormi sur ton vieux canapé et puis on l'a cassé à trop s'aimer, même les voisins peuvent confirmer.
C'était une chance de s'être trouvés, on plaignait ceux à qui ça n'arriverait jamais. C'était une chance dont on ne savait pas profiter, ce n'était pas faute d'essayer.
Trop fragiles pour se soutenir, trop fébriles pour s'en sortir, difficile d'avouer qu'on s'est peut-être trompés.
Incapable de savoir, de répondre à tes questions, je me suis éloignée, t'ai laissé là comme un con. Tu me disais « si tu t'en vas j'ai tout perdu » mais je ne suis pas revenue.
Je ne t'ai trouvé aucun défaut qui m'aiderait à te quitter, pas un sursaut de méchanceté, juste un soupçon de naïveté. J'avais du mal à accepter que ça puisse ne pas marcher sur le seul fait que j'avais fini par ne plus me sentir bien à tes côtés dans le contexte encore frais de nos séparations respectives, il n'y avait pas d'alternative.
Tu voulais qu'on se marie, j'ai suivi une psychothérapie, « vous avez peur de l'engagement » m'a dit le psy.
T'avais envie d'être papa et moi je ne savais pas. T'avais de l'enthousiasme à revendre mais j'ai préféré encore attendre.
Pourtant c'est fou comme on s'aimait, on se permettait même de se manquer. J'avais un trou dans l'estomac quand tu n'étais pas là, si j'en pleurais ça te plaisait. Tu me jouais des chansons avec les doigts, j'adorais ça. Les minutes à tes côtés, c'était du pur bonheur en concentré. Je n'ai pas trop su comment renouveler l'ordonnance, c'était peut-être juste une dose de chance.
Je t'ai vu ce matin, t'étais de dos, ta marinière légère et ton jean trop grand, ta démarche élancée et tes écouteurs blancs. Tu t'es retourné, ce n'était pas toi. Maintenant je sais l'effet qu'ça fait. Je ne t'ai pas choisi et pour la vie, tu te retourneras, ça ne sera pas toi.

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