Grosse n'est pas un gros mot

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L'écriture c'est l'inconnu. Avant d'écrire on ne sait rien de ce qu'on va écrire. En toute lucidité. Marguerite Duras.

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Bouboule, boudin, grasse du bide, gros sac ou gros tas (c'est selon), bibendum, patapouf, dondon, boulotte, gros cul ou ras du cul (c'est selon) pot à tabac... tous ces surnoms, ces adjectifs m'ont accompagnée dès l'enfance. En primaire, puis au collège et au lycée. Pour les « bonnes copines » j'étais la grosse, « Comment tu vas la grosse ? Ben quoi c'est gentil ! ». Pas de prénom ni de nom. Je ne retrouvais mon identité, Carole Anne Elisabeth Blanchon, qu'auprès des enseignants.
Ma mère, préoccupée par ses régimes yoyo et contrariée par les rondeurs excessives de sa fille utilisait à mon égard des euphémismes « enveloppée, potelée, rondelette, replète » (le « un peu » ne faisait pas partie du lot) et d'ajouter d'un ton enjoué : « Heureusement que tu as un beau visage ! ». Heureusement pour qui ? Pour elle ou pour moi ?
Six ans et le rêve d'être danseuse classique. Au centre culturel le regard de la responsable du cours s'attarde à peine sur ma silhouette, juste le temps de préparer sa réponse, hésitation feinte, puis : « Je crains que le cours ne soit complet ».
Il m'est impossible de dire : « J'ai faim, on mange quoi ? » sans avoir droit à : « Tu peux attendre, tu as des réserves, non ? ».
Il m'est impossible d'ignorer les regards réprobateurs, qu'ils soient insistants ou furtifs, au point de ne plus oser manger une glace ou une pâtisserie.
Le jour de mes dix ans je mets dans un plat à gratin toutes les poupées Barbie que l'on s'obstinait à m'offrir avec leurs panoplies d'accessoires rose-fluo. Le four à micro-ondes a tout d'abord couiné mais s'est enflammé... cramées les pimbêches ! Sur le marché je fais la connaissance d'une vendeuse de tissus rieuse à la voix tonitruante, « aussi large que haute » selon l'expression de ma mère. Elle s'appelle Charlotte, s'enveloppe de robes bouffantes et colorées, je la trouve magnifique. Elle m'encourage à dessiner des modèles, me donne des chutes de tissus, des bouts de rubans, des boutons orphelins. Je sors du dessous de mon lit un gigantesque ours en peluche rose, « une horreur » gagnée à la Foire du Trône, qui fait office de mannequin. Sur la porte de ma chambre j'accroche un panneau « Atelier de Babeth. Ne pas déranger ». Je montre avec fierté mes créations à Charlotte. Je progresse sous ses conseils. Je suis heureuse.

Puis ce fut l'adolescence. En recherche d'identité je suis mal dans ma peau. Regards des hommes sur ma grosse poitrine, la cambrure de mes reins, mon imposant postérieur. Moqueries, harcèlement au collège. Exclusion du club de mes «copines-chipies » pour non-conformité. Trop grande, trop grosse, trop frisée, trop pataude, trop, toujours trop... Les cours de sport sont un calvaire, la piscine un cauchemar. Je fuis les vestiaires. Viennent mes premières expériences amoureuses post-ado. Je couche facilement avec les garçons pour me donner l'illusion d'être désirée, pour ôter de mon esprit l'idée qu'ils me font une faveur. Je sais que certains éprouvent du plaisir en jouissant au creux de mes formes felliniennes. Parfois loin du regard de leurs copains ils peuvent même se montrer tendres mais jamais d'invitations pour une soirée, une séance de cinéma, un concert.
Etre grosse, c'est se construire en opposition à la société, rêver à des modèles inatteignables. Se donner l'illusion de pouvoir être aimée à la condition d'être autre que ce que l'on est. Se dire qu'on a « de la chance » si on ne moque pas de vous.
Avec mon BTS Action Commerciale je postule dans des boutiques de prêt-à-porter. Aux entretiens d'embauche : « Vous n'allez pas être bien chez nous. Vous savez, il nous arrive fréquemment de sauter un repas » ou «Comme vous pouvez le voir notre magasin est vraiment petit, on se gêne déjà beaucoup, alors je ne pense pas que ce poste soit adapté pour vous ».
Je finis par trouver un poste de vendeuse dans une boutique XXL. Vendre des modèles que je trouve horribles me rend malade. J'éprouve un sentiment de rejet dont je pense être la seule à en souffrir...
Un jour je tombe sur un blog Body Positive. Son slogan « S'aimer quand on est grosse est un acte militant ». J'y rencontre un groupe de nanas joyeuses à l'humour ravageur, fières de leurs rondeurs, refusant de « maigrir pour avoir la paix ». Avec elles je fais une croix sur la fréquentation des magasins « Collection Grandes Tailles » dont je poussais la porte en catimini. Avec elles je me suis mise à aimer le regard d'un appareil photo ou d'une caméra sur mon corps dénudé qui devient alors un objet précieux et transgressif. Avec elles j'ai découvert Barbara Butch, Beth Ditto, le naturisme sur l'île du Levant où mon corps apprivoisé se sent à l'aise parmi les autres corps. Avec elles j'ai appris à admettre que le poids n'est qu'une partie de ce que l'on est, j'ai appris à oser dire « J'aime ce que je suis ».
Il y a deux ans j'ai créé mon blog « Je suis grosse, et alors ? ». J'ai mis en exergue cette phrase de Jules Renard qui me ravit : « Il faut avoir de grosses illusions bien grasses : on a moins de peine à les nourrir ».
Nadia, Sophie et Charlotte m'ont rejointe. Razzia au Marché Saint Pierre chez Dreyfus, Reine et Moline. Nuits penchées sur nos planches à dessins. Fous-rires quand l'une de nous défile en prenant des poses de mannequin haute couture. Nous avons loué un atelier rue Oberkampf. Nous dessinons et réalisons nos modèles, des modèles féminins sexy et colorés que nous vendons sur place et en ligne. Dans notre atelier, « Les Nanas de Niki », nous aimons discuter autour d'un café ou d'un thé avec celles, de plus en plus nombreuses, qui en poussent la porte.
Je n'ai plus besoin de regard des autres pour exister.
Je suis devenue Babeth Blanchon,
J'aime mes seins, mes fesses, mon ventre, ils méritent bien les initiales B.B., non ?
Je suis aimable et je suis aimée. Par Stéphane.
Et bientôt je le serai par l'enfant que je porte.
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