Au carrefour de la Motte, il avait calé. Malgré plusieurs tentatives, la Renault 8 avait refusé de démarrer. Pourtant, il avait fait le plein la veille. Il parvint à la pousser sur le ... [+]
« Elle arrive à huit heures, personne n'est encore là
Elle ferme à double tour sa loge, et la voilà
Qui d'un air attendri, sourit à son miroir
Ça fait bientôt trente ans qu'elle fait ça tous les soirs... »
Jeudi 1er avril 2021
A la veille de ce troisième confinement, elle ne peut s’empêcher de repenser à cette chanson de Serge Lama en ouvrant WhatsApp.
« Join our Cloud HD Meeting...
Le Théâtre de la Charrette vous invite à une réunion Zoom planifiée
Participer à la réunion Zoom : https://zoom.us/j/3502904981?pwd=ci9
Elle connaît la manip par cœur.
Les théâtres d’Avignon, comme ceux de la France entière, sont fermés depuis plus d’un an maintenant. Les répétitions en écrans partagés ça l’enquiquine. Entre ceux qui n’arrivent pas à se connecter, ceux qu’on voit mais qu’on n’entend pas ou bien qui se figent puis disparaissent d’un coup, on perd une demi-heure à chaque fois. C’est une idée de Jean-Jacques, le metteur en scène du Théâtre de la Charrette. Bon, d’accord, ça maintient le lien avec les autres comédiens de la troupe, ça force chacun à revoir son rôle, apprendre ses répliques, sauf que lundi dernier elle a bien vu que Valérie avait le texte sous les yeux, et Édouard, elle en est quasi certaine, il avait accroché les dialogues au-dessus de son ordi. Il levait les yeux chaque fois.
Sylvie, elle, passe son temps à s’empiffrer de pop-corn pendant les répétitions en visio et à boire des bières ; du coup on comprend même pas ce qu’elle dit. Elle oublie systématiquement de couper son micro quand ce n’est pas son tour. Ses « crounch, crounch » et ses « slurp », ras le bol ! Il y a deux semaines, elle a même surpris un rot à la fin d’une réplique.
Pourtant elle les aimait bien ses potes de la troupe, mais aujourd’hui, elle ne peut plus les supporter. Le pompon, c’est quand Odile est apparue sur l’écran en robe de chambre, sans maquillage. Elle avait dû oublier la visio de 20 heures. A 20 h 30 on a dû l’appeler sur son portable, pour qu’elle rejoigne la réunion. Telle qu’elle la connaît, elle devait s’apprêter à se coller devant « Joséphine ange gardien » ou « Les Marseillais aux Caraïbes » avec son mug de camomille.
Odile a tout fait pour lui piquer son rôle. Au début, Jean-Jacques a presque hésité mais finalement il n’est pas entré dans son jeu. Il n’aime pas ses revendications mesquines. Du coup, il lui a filé un rôle où elle meurt au bout d’un quart d’heure, ça lui apprendra. Il a réussi à la calmer en lui disant que le nombre de répliques ne voulait rien dire, que c’était très compliqué de mourir en scène et qu’il comptait sur elle pour réussir sa mort et patin-couffin. Bref, il l’a bien embobinée.
Aujourd’hui, elle lui filerait volontiers son rôle, en plus elle ne sait même pas mourir. La dernière fois qu’ils ont répété sur scène, c’était entre les deux premiers confinements, elle est mal tombée et s’est éclaté l’arcade sourcilière contre la table basse. Ça pissait le sang. Le tapis qu’avait apporté Valérie en était maculé. Bilan, une répétition interrompue, trois heures aux urgences, cinq points de sutures et un tapis foutu. Jean-Jacques a finalement décidé qu’elle mourrait assise...
Heureusement on a perdu Nicole en route, une obsédée de la parité. « Douze hommes en colère » ça la fait bondir ; à l’entendre, l’auteur Reginald Rose n’est qu’un sale macho. Jean-Jacques a bien essayé de modifier le titre et même la pièce pour y intégrer des rôles féminins, elle n’a rien voulu entendre. C’est aussi une défenseuse opiniâtre des minorités visibles. Elle a pété les plombs en 2020, pendant une visio, après avoir déclaré qu’on ne pourrait parler d’égalité dans les spectacles que lorsqu’on confierait le rôle de Charles de Gaulle à un noir. « ... et celui de Churchill à une naine en fauteuil ! » a poursuivi Jean-Jacques. Tout le monde a rigolé. Après ça, silence radio. Nicole avait définitivement coupé les ponts avec le Théâtre de la Charrette.
*
Samedi 1er mai 2021
Le Président a parlé la veille au 20 heures. Les théâtres et autres lieux culturels peuvent désormais rouvrir.
C’est pas trop tôt, elle n’en pouvait plus de ce troisième confinement. Vidée, lessivée, le boulot en télétravail, ses cours d’anglais en visio, pour préparer une pièce de Beckett, les séances de pilates sur YouTube... Par moments, comme l’impression d’avoir été roulée par une avalanche. Elle ne peut même plus supporter la trombine des autres comédiens. Heureusement, ce soir, c’est la dernière et miracle, tout le monde est à l’heure, chacun est connecté, audible, parfaitement cadré, finis les contre-jour ou les gros plans sur les fronts...
Jean-Jacques demande à chacun ce qu’il pense du projet d’affiche de la pièce qu’il a fait passer par WhatsApp. Tout le monde la trouve super. Il a fait faire l’illustration par un dessinateur de ses amis ; ça rend bien. L’an dernier, il avait voulu mettre des photos de chacun. Entre ceux qui ne se trouvaient pas photogéniques, qui étaient relégués dans un coin de l’affiche ou qui n’étaient pas assez mis en valeur, la discussion avait frisé l’émeute.
Sur le site Internet, Jean-Jacques a planifié des représentations sur les mois de mai et juin.
Tel l’oiseau Phénix, le Théâtre de la Charrette va enfin renaître. La troupe va pouvoir jouer tous les week-ends et oublier ce foutu virus.
- Y en a qui sont libres en juillet ? demande Jean-Jacques.
- On pourrait jouer en juillet ?
- Si le Off a lieu, ce sera en mode light, donc ça laisse des créneaux...
Jouer pendant le Off, tu parles ! Tout le monde est ravi. D’habitude la troupe ne peut que grappiller quelques heures, pendant les relâches des autres pièces.
La scène leur manque, ce n’est pas pour rien que le théâtre appartient au spectacle vivant. Pendant cette année, elle a cru mourir dix fois, pas du virus, non, mais à cause de tous ces débats interminables, voire minables tout court à la télé, des fake news et de ceux qui se cherchent des raisons d’exister sur les réseaux sociaux. Même sa psy était déprimée.
Elle a besoin de revivre ces moments d’exaltation, la mise en scène, le travail sur les personnages, trouver dans son vécu des points d’ancrage pour les rendre plus crédibles, les discussions sur le choix des costumes et des accessoires, la mise en place des décors.... La tension qui règne en coulisse avant le spectacle, l’affolement de certains : « T’as pas vu ma perruque ? » « J’avais accroché mon costume là, sur le porte-manteau... » « Mon texte, quelqu’un a vu mon texte ? ».
Puis, les applaudissements, le sentiment d’avoir donné un peu de bonheur aux gens, de les avoir fait rire, aussi.
Elle sait qu’elle a hâte de les retrouver, toutes et tous, malgré les sautes d’humeur, du moment qu’ils peuvent partager, ne serait-ce qu’une heure trente, une autre vie, ne serait-ce qu’une heure trente, devenir quelqu’un d’autre.
« allez, bye ! » « ciao ! » « à lundi à la Charrette ! »
Les sourires illuminent pour la dernière fois l’écran de son ordi.
Elle se déconnecte avec toujours la même chanson dans la tête...
« Puis elle rentre en écartant les bras
Comme si elle rentrait pour la première fois... »
Elle ferme à double tour sa loge, et la voilà
Qui d'un air attendri, sourit à son miroir
Ça fait bientôt trente ans qu'elle fait ça tous les soirs... »
Jeudi 1er avril 2021
A la veille de ce troisième confinement, elle ne peut s’empêcher de repenser à cette chanson de Serge Lama en ouvrant WhatsApp.
« Join our Cloud HD Meeting...
Le Théâtre de la Charrette vous invite à une réunion Zoom planifiée
Participer à la réunion Zoom : https://zoom.us/j/3502904981?pwd=ci9
Elle connaît la manip par cœur.
Les théâtres d’Avignon, comme ceux de la France entière, sont fermés depuis plus d’un an maintenant. Les répétitions en écrans partagés ça l’enquiquine. Entre ceux qui n’arrivent pas à se connecter, ceux qu’on voit mais qu’on n’entend pas ou bien qui se figent puis disparaissent d’un coup, on perd une demi-heure à chaque fois. C’est une idée de Jean-Jacques, le metteur en scène du Théâtre de la Charrette. Bon, d’accord, ça maintient le lien avec les autres comédiens de la troupe, ça force chacun à revoir son rôle, apprendre ses répliques, sauf que lundi dernier elle a bien vu que Valérie avait le texte sous les yeux, et Édouard, elle en est quasi certaine, il avait accroché les dialogues au-dessus de son ordi. Il levait les yeux chaque fois.
Sylvie, elle, passe son temps à s’empiffrer de pop-corn pendant les répétitions en visio et à boire des bières ; du coup on comprend même pas ce qu’elle dit. Elle oublie systématiquement de couper son micro quand ce n’est pas son tour. Ses « crounch, crounch » et ses « slurp », ras le bol ! Il y a deux semaines, elle a même surpris un rot à la fin d’une réplique.
Pourtant elle les aimait bien ses potes de la troupe, mais aujourd’hui, elle ne peut plus les supporter. Le pompon, c’est quand Odile est apparue sur l’écran en robe de chambre, sans maquillage. Elle avait dû oublier la visio de 20 heures. A 20 h 30 on a dû l’appeler sur son portable, pour qu’elle rejoigne la réunion. Telle qu’elle la connaît, elle devait s’apprêter à se coller devant « Joséphine ange gardien » ou « Les Marseillais aux Caraïbes » avec son mug de camomille.
Odile a tout fait pour lui piquer son rôle. Au début, Jean-Jacques a presque hésité mais finalement il n’est pas entré dans son jeu. Il n’aime pas ses revendications mesquines. Du coup, il lui a filé un rôle où elle meurt au bout d’un quart d’heure, ça lui apprendra. Il a réussi à la calmer en lui disant que le nombre de répliques ne voulait rien dire, que c’était très compliqué de mourir en scène et qu’il comptait sur elle pour réussir sa mort et patin-couffin. Bref, il l’a bien embobinée.
Aujourd’hui, elle lui filerait volontiers son rôle, en plus elle ne sait même pas mourir. La dernière fois qu’ils ont répété sur scène, c’était entre les deux premiers confinements, elle est mal tombée et s’est éclaté l’arcade sourcilière contre la table basse. Ça pissait le sang. Le tapis qu’avait apporté Valérie en était maculé. Bilan, une répétition interrompue, trois heures aux urgences, cinq points de sutures et un tapis foutu. Jean-Jacques a finalement décidé qu’elle mourrait assise...
Heureusement on a perdu Nicole en route, une obsédée de la parité. « Douze hommes en colère » ça la fait bondir ; à l’entendre, l’auteur Reginald Rose n’est qu’un sale macho. Jean-Jacques a bien essayé de modifier le titre et même la pièce pour y intégrer des rôles féminins, elle n’a rien voulu entendre. C’est aussi une défenseuse opiniâtre des minorités visibles. Elle a pété les plombs en 2020, pendant une visio, après avoir déclaré qu’on ne pourrait parler d’égalité dans les spectacles que lorsqu’on confierait le rôle de Charles de Gaulle à un noir. « ... et celui de Churchill à une naine en fauteuil ! » a poursuivi Jean-Jacques. Tout le monde a rigolé. Après ça, silence radio. Nicole avait définitivement coupé les ponts avec le Théâtre de la Charrette.
*
Samedi 1er mai 2021
Le Président a parlé la veille au 20 heures. Les théâtres et autres lieux culturels peuvent désormais rouvrir.
C’est pas trop tôt, elle n’en pouvait plus de ce troisième confinement. Vidée, lessivée, le boulot en télétravail, ses cours d’anglais en visio, pour préparer une pièce de Beckett, les séances de pilates sur YouTube... Par moments, comme l’impression d’avoir été roulée par une avalanche. Elle ne peut même plus supporter la trombine des autres comédiens. Heureusement, ce soir, c’est la dernière et miracle, tout le monde est à l’heure, chacun est connecté, audible, parfaitement cadré, finis les contre-jour ou les gros plans sur les fronts...
Jean-Jacques demande à chacun ce qu’il pense du projet d’affiche de la pièce qu’il a fait passer par WhatsApp. Tout le monde la trouve super. Il a fait faire l’illustration par un dessinateur de ses amis ; ça rend bien. L’an dernier, il avait voulu mettre des photos de chacun. Entre ceux qui ne se trouvaient pas photogéniques, qui étaient relégués dans un coin de l’affiche ou qui n’étaient pas assez mis en valeur, la discussion avait frisé l’émeute.
Sur le site Internet, Jean-Jacques a planifié des représentations sur les mois de mai et juin.
Tel l’oiseau Phénix, le Théâtre de la Charrette va enfin renaître. La troupe va pouvoir jouer tous les week-ends et oublier ce foutu virus.
- Y en a qui sont libres en juillet ? demande Jean-Jacques.
- On pourrait jouer en juillet ?
- Si le Off a lieu, ce sera en mode light, donc ça laisse des créneaux...
Jouer pendant le Off, tu parles ! Tout le monde est ravi. D’habitude la troupe ne peut que grappiller quelques heures, pendant les relâches des autres pièces.
La scène leur manque, ce n’est pas pour rien que le théâtre appartient au spectacle vivant. Pendant cette année, elle a cru mourir dix fois, pas du virus, non, mais à cause de tous ces débats interminables, voire minables tout court à la télé, des fake news et de ceux qui se cherchent des raisons d’exister sur les réseaux sociaux. Même sa psy était déprimée.
Elle a besoin de revivre ces moments d’exaltation, la mise en scène, le travail sur les personnages, trouver dans son vécu des points d’ancrage pour les rendre plus crédibles, les discussions sur le choix des costumes et des accessoires, la mise en place des décors.... La tension qui règne en coulisse avant le spectacle, l’affolement de certains : « T’as pas vu ma perruque ? » « J’avais accroché mon costume là, sur le porte-manteau... » « Mon texte, quelqu’un a vu mon texte ? ».
Puis, les applaudissements, le sentiment d’avoir donné un peu de bonheur aux gens, de les avoir fait rire, aussi.
Elle sait qu’elle a hâte de les retrouver, toutes et tous, malgré les sautes d’humeur, du moment qu’ils peuvent partager, ne serait-ce qu’une heure trente, une autre vie, ne serait-ce qu’une heure trente, devenir quelqu’un d’autre.
« allez, bye ! » « ciao ! » « à lundi à la Charrette ! »
Les sourires illuminent pour la dernière fois l’écran de son ordi.
Elle se déconnecte avec toujours la même chanson dans la tête...
« Puis elle rentre en écartant les bras
Comme si elle rentrait pour la première fois... »