Un weekend à la campagne

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Il avait bien fallu que je me rende à l'évidence : ils étaient partis sans moi. Je n'ai jamais été un modèle de ponctualité, mais jusqu'à présent, ils m'avaient toujours attendue. Lisa avait dit huit heures, j'avais râlé pour le principe, sachant qu'au mieux, je me lèverais à huit heures et me pointerais à neuf. Là, il était neuf heures dix et ils étaient partis. Deux possibilités s'offraient à moi. La plus tentante : retourner me coucher, je la balayais aussitôt. Maintenant que j'étais là, j'allais y aller. Je ne savais pas encore comment, mais j'allais y aller. J'ai bien pensé au stop ou au car mais il me faudrait sortir de la ville ou aller jusqu'à la gare routière et cette épreuve me paraissait insurmontable. C'est alors que le père de Djamel avait tourné au coin de la rue sur son antique meule bleue, une Peugeot de 1957 qui faisait sa fierté. Il l'entretenait lui-même avec un soin jaloux et interdisait à son casse-cou de fils de s'en approcher. Comme tous les matins, il revenait de son jardin avec un cageot de légumes sur le porte-bagage. Il m'avait fait cadeau d'une belle tomate dans laquelle j'avais mordu à belles dents. Je savais que ça lui ferait plaisir de me voir la dévorer. En lui disant que je n'en avais jamais mangé d'aussi bonne, je savais aussi que sa modestie le ferait rougir et se sauver. Et ça n'avait pas manqué : il avait aussitôt décroché le cageot et était rentré chez lui. C'était exactement ce que j'attendais de lui. À peine sa porte refermée, j'avais enfourché sa mob et l'avais faite avancer à grandes enjambées jusqu'à l'angle de la rue avant de la démarrer. Heureusement que personne ne m'avait remarquée pendant que je traversais la ville. Je serais morte de honte d'être reconnue par des potes sur cette antiquité !
La ville est construite au bord d'une rivière sur un axe est-ouest. Si on veut la quitter par le nord ou là, en l'occurrence, par le sud, il faut emprunter une longue avenue à la pente assez raide. La mobylette peinait à la monter et il me fallait l'aider en pédalant fortement. Arrivée sur le plateau, je m'étais d'abord arrêtée à la station-service pour faire le plein, je n'avais nulle envie de tomber en panne d'essence. J'espérais juste qu'un plein me permettrait d'aller jusqu'à la station suivante. En reprenant la route, je me sentais une âme de conquérante. C'est drôle, cette route du plateau, je la connaissais par cœur, en voiture, mais là, à une allure d'escargot à roulette, j'avais la sensation de la découvrir pour la première fois. C'était assez agréable. Le soleil de juin tapait mais la brise de la vitesse rendait sa caresse plutôt agréable. La route n'était pas bien passionnante, toute droite au milieu des blés pas encore moissonnés. Par moment, je longeais des champs de luzerne fraîchement fauchée, des prés aussi où des vaches ruminaient paisiblement. Ces odeurs me grisaient plus que je ne voulais l'admettre, moi qui m'affirmais fille de la ville. La tête rentrée dans les épaules, je dépassais la ferme Bobin. J'étais en classe avec le fils aîné et je ne voulais pas qu'il me voie, mais heureusement, il n'y avait personne. Au bout d'une heure et demie de route à ce train de sénateur, je commençais à m'ennuyer. Sur cette petite départementale, je n'avais croisé que quatre voitures et six m'avaient doublée, deux lapins et quatre mulots avaient traversé la route devant moi et trois buses m'avaient regardée passer. Pour tromper l'ennui, je m'étais mise à chanter à tue-tête, les cheveux au vent. Pierre, Lisa et Djamel devaient être arrivés depuis longtemps... Après le plateau, la route traversait une zone vallonnée. C'était agréable de descendre les pentes à fond la caisse... Enfin, un peu plus vite. Ça compensait l'étape de pédalage qui suivait. Au moment où je commençais à me dire que j'avais faim, un village s'était matérialisé à la sortie d'un virage, un village avec boulangerie, épicerie et pompe à essence. Je ne l'avais jamais remarqué lorsque je passais en voiture. Après une montée un peu difficile à cause du sac plastique accroché au guidon, la route traversait une forêt domaniale. J'engageais la mobylette sur une route forestière qui au bout d'une centaine de mètres, débouchait sur une clairière, idéale pour mon pique-nique. En guise de dessert, je m'étais goinfrée de cerises et de fraises des bois jusqu'à ce que j'en aie mal au ventre. Ensuite, rien de mieux qu'une sieste sur la mousse pour aider la digestion. On n'a pas idée du vacarme que font les oiseaux. J'en dénombrais au moins huit variétés différentes qui se répondaient, dont un qui semblait se moquer de moi. J'avais quand même réussi à m'endormir. C'était un coup de tonnerre qui m'avait réveillée. Aussitôt, la peur m'avait saisie, une peur qui remontait à l'enfance : j'entendais la voix de ma grand-mère dire qu'il ne fallait pas rester sous les arbres en cas d'orage car ça attirait la foudre. Et j'étais en pleine forêt ! Je n'en avais pas besoin, mais j'avais pédalé comme une folle pour sortir de sous le couvert des arbres. À peine revenue en rase campagne, la pluie s'était mise à tomber à seaux. En quelques minutes, j'étais entièrement trempée. Mes cheveux ne volaient plus dans le vent mais pendouillaient lamentablement de chaque côté de ma tête en dégoulinant. La balade n'avait plus rien d'agréable. Après l'orage, une petite pluie fine avait continué de tomber. Le découragement m'avait gagnée, bientôt remplacé par la colère quand j'avais commencé à avoir froid. La colère a cela de positif qu'on peut la transformer en énergie pour pédaler.
Finalement vers seize heures, après cinq heures de route, j'étais arrivée à bout des cent-dix kilomètres qui me séparaient de la maison des parents de Lisa, cette même route que l'on faisait habituellement en une heure et demie en voiture. Route identique mais pourtant totalement différente. Après l'étonnement, des éclats de rire m'avaient accueillie. Mes amis s'étaient carrément moqués de moi. Après une bonne douche et un thé brûlant, j'en riais moi aussi.

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