Cette histoire me fut contée jadis. Par un indien Lakota, très sage, donc très vieux, l’inverse n’étant pas nécessairement exact, même chez les indiens. On l’appelait Ours Edenté, pou ... [+]
Une grande table avait été dressée au centre du salon d'apparat de la Mairie, dont les murs s'ornaient d'un entrelacs de drapeaux américains et Bavarois. Nulle trace en revanche de l'emblème de la nouvelle et pacifique République Fédérale Allemande aux couleurs noir, rouge et or. Peut-être la population locale ne s'y était pas encore accoutumée. Au pacifisme non plus, sans doute. Ce sont des choses qui prennent du temps. La grande banderole faseyant au dessus de la table proclamait cependant dans les deux langues avec une touchante bonne volonté : « Vive l'amitié américano-bavaroise » Concorde et fraternité faisaient rage.
Ce qui me surprit, c'est qu'on ne voyait que des hommes parmi les invités. Des petits et des grands, des jeunes et des vieux - plus de vieux que de jeunes, la guerre était passée par là - des gros et des très gros, des guerriers américains en costume chamarré de soldats d'opérette et des ex-militaires allemands en grande tenue de guerrier en civil, mais pas une femme. Je détonnais furieusement dans mon méchant complet de ville. J'étais aussi le plus jeune invité, à l'exception d'un grand diable de militaire américain plutôt débraillé qui se présenta à moi en français.
- Lieutenant Benjamin Levinski. Je suis responsable de la communication du général Davidson. Vous êtes sans aucun doute ce jeune ingénieur français venu nous rafler le marché des machines agricoles au profit de la concurrence allemande.
- Si, fait. Paul Dumoulin, pour vous servir.
Allure nonchalante et manières désinvoltes, coiffure en bataille, chewing-gum entre les dents et claque dans le dos, démenties par un regard sombre et inquisiteur qui semblait vous plonger tout droit au fond du caleçon. Et un pistolet au côté dans son étui. Dehors, c'était truffé de policiers militaires américains casqués de blanc, mitraillette en bandoulière, sécurité oblige, mais il était le seul invité à porter une arme. Si ce type-là était responsable des relations publiques, moi j'étais marchand de cornets de glace.
- Et ça consiste en quoi, votre travail, mon Lieutenant ?
- Oh, fuck off, oubliez le mon lieutenant...appelez moi Ben, Jackie. Après tout j'ai à peine cinq ans de plus que vous.
- Vous êtes bien informé.
- C'est mon boulot, figurez-vous. Je dois tenir le général au courant de tout. Qui est qui et qui fait quoi. Et surtout qui a fait quoi. Durant la guerre. On ne sait pas toujours à qui on a affaire, avec tous ces...comment dites vous...boches ?
- C'est fini, maintenant. Nous devons les appeler nos chers amis d'Outre-Rhin.
- Bullshit. Propagande. Ces gens nous font risette parce qu'on leur a fichu la raclée du siècle et qu'on leur offre des sous pour rebâtir leur pays, mais pour eux, nous restons des occupants. La seule chose qui les retienne d'avoir envie de nous voir déguerpir, c'est leur trouille des Russes.
- Pourquoi n'y a-t-il aucune femme parmi les invités?
- Vous avez remarqué ? Oh, mais vous en verrez, des femmes, ne craignez rien. Elle sont aux cuisines, au service, et aussi parmi les groupes folkloriques qui nous distrairont après que nous nous serons empiffrés de choucroute et de vin du Rhin. Les trois K vous connaissez ?
- Comme le Ku Klux Klan ?
- Non. Pas ces trois K-là. Ca, hélas, c'est bien américain. Küche, Kirch und Kindern. La Cuisine, l' Eglise, et les Enfants. La place des femmes. Les épouses restent à la maison torcher la progéniture. On a viré ces bâtards de nazis, mais on ne se débarrasse pas si facilement des bonnes vieilles habitudes. Suivez-moi. Je suppose que vous avez envie de boire autre chose que leur saloperie de mousseux. Le général planque un excellent bourbon dans le bureau du maire, que ces messieurs ont mis obligeamment à sa disposition pour la journée. Je propose qu'on aille s'en jeter un discrètement avant de bouffer.
Le bureau était discret et cossu, le bourbon raide à casser les dents et Ben Levinski décidé à me tirer les verres du nez. Un malin, quoi. Il posa sans façon les fesses sur le sous-main en cuir du bureau et me fit signe de prendre place dans le fauteuil molletonné assorti. Depuis le cadre doré de son portrait mural, le tout nouveau chancelier Konrad Adenauer considérait sans aménité les deux soiffards qui se permettaient de souiller la dignité de l'endroit. Ben arracha de ses dents le bouchon de la bouteille de bourbon, avant de le cracher avec adresse dans une poubelle impeccablement nettoyée. En même temps que son chewing-gum. Il leva son verre en direction du portrait
- A l'amitié entre les Américains et les Allemands, M. Le Chancelier. Même s'il a fallu sérieusement vous botter le cul pour en arriver là !
- On dit que ce nouveau chancelier est un type bien.
- Ouais ils sont tous très bien, ils nous bouffent dans la main, maintenant. Faut dire que si on les lâche, ce sont les Ruskofs qui les bouffent tout cru. Y a 20 millions de morts qui leur sont restés en travers de la gorge, figurez-vous, Jackie.
- Nous aussi, on en a gros sur la patate. Quatre années d'occupation et ce qui va avec.
- Vous avez fait la guerre ? Non...vous êtes trop jeune. Moi, j'ai débarqué en Normandie, mon vieux. Omaha Beach. Ca rigolait pas, croyez-moi. Et la suite non plus.
- Vous étiez pas dans les relations publiques, à l'époque ?
- Pas exactement.
Je compris à son air mystérieux qu'il ne m'en lâcherait pas plus. Sympa, OK, mais cadenassé comme une huître. Dès qu'on essayait de lui presser le citron en tous cas.
- Allez, on s'en jette un dernier, et on file rejoindre ces messieurs, la choucroute nous attend. Faut jamais faire attendre la choucroute.
Le chien que tenait le Herr Präsident en laisse en haut de l'escalier d'honneur nous attendait à la sortie du bureau, couché devant la porte. Selon toute apparence, il veillait sur les lieux. A peine nous aperçut-il qu' il se dressa d'un bond sur ses pattes, nous dévorant de son regard jaune de fauve, comme si nous étions une paire de saucisses tombée du plat de choucroute. Je me penchais sur lui, la main ouverte en signe de paix, en espérant qu'il comprenait le langage des signes. Doucement. Très doucement.
- Tout doux. Tout doux. Brave chien. Gentil, gentil le chien.
Après un instant de flottement, il tendit le museau en direction de ma main et se laissa caresser le dessus du crâne en plissant les yeux de contentement ; sa queue se mit à s'agiter comme si je lui avait offert un bon gros nonos. Ben en bavait de stupéfaction sur le col de son uniforme.
- Ben dites donc, vous savez leur causer, vous, aux chiens boches.
- Je suis de la cambrousse. Et j'ai aussi un chien comme ça. La seule différence est que nous on les appelle des bergers alsaciens. Mais c'est le même modèle de toutou.
- J'en mettrais pas ma main à couper, Jackie.
Dans la salle à manger, la plupart des convives avaient déjà pris place autour de la table, parlant fort et riant bruyamment en avalant cul sec les coupes de mousseux apportées par d'accortes et vigoureuses serveuses en robes paysannes, ployant sous le poids de lourds plateaux. Pas à discuter, les femmes étaient bien à leur place. On n'attendait plus que les invités principaux, à savoir le général Davidson, ainsi que le Bürgermeister M... encadré de ses deux fils. Ils entrèrent dans la pièce sous les applaudissements. Le général, couperose rayonnante de satisfaction, avait droit à la place d'honneur à la droite du maire. Avant de s'asseoir, on sacrifia aux rituels discours de congratulations. Le Général exalta la Paix retrouvée, le triomphe de la Démocratie, la bonne volonté de l'Allemagne Nouvelle et la supériorité du libéralisme américain sur les tentations collectivistes. Le Maire glorifia en retour la Paix revenue, la grandeur de l'Allemagne véritable, la victoire de la Démocratie et les avantages du capitalisme par rapport à tout autre système. Cul sec.
Chance ou calcul, on m'avait installé juste à côté de Ben Levinski, juste en face du général et de son hôte. Avant de se rasseoir celui-ci tint à porter un toast à ma santé. La présence d'un talentueux jeune ingénieur français, venu acheter la merveilleuse technologie allemande, qu'il avait l'honneur de représenter, prouvait de façon éclatante qu'un passé sinistre avait été balancé aux poubelles de l'Histoire. Une ère radieuse de coopération, de compréhension et d'amitié allait s'ouvrir entre nos deux peuples. Même le toutou nonchalamment vautré au pieds de l'orateur semblait approuver entre ses paupières plissées de contentement. Cul sec.
Le Riesling avait définitivement remplacé le mousseux dans les verres. Aux plateaux de cochonnailles froides flanquées de crudités, avaient succédé les cochonnailles chaudes empilées sur des montagnes de choucroute dorée cloutée de baies de genièvre. A mesure que se vidaient plats et bouteilles se remplissaient les convives, col de chemise dégrafé, parlant de plus en plus fort en postillonnant de menus débris de cochonnaille, riant avec une jovialité croissante. Les horreurs de la guerre s'estompaient, englouties dans le chou aigre, noyées dans les flots de vin du Rhin. Mon voisin de gauche leva son verre dans ma direction pour trinquer à l'amitié retrouvée.
- Vous être jeune ingénieur Français ici venu pour acheter nos tracteurs, nicht war ? A la votre santé, comme vous disez. Prosit.
Je l'avais un peu en travers du gosier d'être obligé de trinquer avec un type qui m'aurait sans doute collé une balle dans le crâne sans sourciller il y a à peine six ans, mais c'est ainsi que va le commerce. Mes employeurs ne m'auraient pas pardonné de m'être montré grossier envers les gens avec qui j'étais sensé faire affaire.
- A la vôtre, cher Monsieur. Vous êtes cultivateur, sans doute ?
Il s'esclaffa bruyamment ; j'évitais de justesse les postillons au riesling visiblement destinés à ma cravate.
- Nein, nein. Je suis...comment disez-vous... chef de la police je suis, Kriminalkomissar Karl Lambrechts, pour servir vous.
- Enchanté, Monsieur le Commissaire. Je suis très honoré.
On avait placé le flic juste à côté de moi. Sans doute pour compenser l'espion américain. J'eus un petit frisson de malaise à la pensée du rôle que cet homme de quarante-cinq ans avait pu jouer durant la guerre. Mais n'étions-nous pas là pour fêter la réconciliation ? Ben apaisa mes inquiétudes, me glissant quelques mots en aparté, d'une élocution rendue quelque peu laborieuse par le bourbon suivi du vin du Rhin. Sans modération.
- Je vous rassure tout de suite. Il n'a pas mangé de petits enfants tout crus, celui-là. Les vrais criminels de guerre sont morts, en prison ou au moins en fuite. Pas de salopards nazis dans l'administration de l'Allemagne nouvelle. En tous cas, c'est ce qu'ils disent.
- Mouais...j'ai des doutes.
- Nous aussi, figurez-vous. Ca fait partie de mon job de m'assurer qu'ils n'emploient que des gens pas compromis. Surtout dans la police. Celui-là est blanc comme neige...sur la fin, il a même été arrêté par les SS. Ce sont nos rangers qui l'ont tiré de leurs griffes.
- Alors c'est ça votre job, Ben ? Vous délivrez des certificats de virginité politique ? Ils ne doivent pas tous vous porter dans leur cœur...
- Si vous saviez ce que je m'en fous...
Après la choucroute, on passa directement au dessert. On faisait l'impasse sur le fromage. De même que le pain, les Allemands semblaient n'en consommer qu'au petit déjeuner. Les accortes serveuse apportèrent, cérémonieusement cette fois-ci, des assiettes individuelles sur lesquelles reposaient d'énormes rouleaux rebondis de pâte feuilletée garnis d'une sorte de farce, surmontée d'un Everest de crème fouettée. Je considérai la chose avec suspicion et une pointe d'écœurement.
- Vous pouvez y allez sans crainte, my boy. Ce ne sont que des strudels. Des feuilletés aux pommes, aromatisés à la cannelle et au pavot. Rien de comparable à ceux que prépare ma maman, bien sûr.
- Votre mère est allemande ?
Il me dévisagea d'un drôle d'air. J'avais peut-être mis les pieds dans le plat. Si j'ose dire.
- Non, Jackie. Ma mère n'est pas allemande. Il n'y a pas que les Allemands qui font du strudel. En fait nous le réussissons encore mieux qu'eux.
- Qui ça, vous ?
- Nous, les Juifs. En fait, je suis Juif Polonais, même si je suis citoyen américain maintenant. Mais je suis né à Varsovie. Mes parents ont émigré aux Etats-Unis en 33. Ca sentait déjà pas très bon pour nous autres, en Europe, mais avec l'arrivée au pouvoir d'Hitler et de sa bande de tarés, ça s'est mis à sentir carrément le roussi. Ses parents et ses frères l'ont traité de meschugga et de peureux, mais quand les choses se sont gâtées pour de bon, nous, nous étions à l'abri, à 6000 kilomètres des tueurs.
- Et ceux qui sont restés en Pologne ?
Il me fixa longuement de ses yeux sombres. J' avais cru y déceler du mystère, j'y rencontrai soudain la ténébreuse clarté de l'absurde. Et de la haine. Il détacha ses mots pour me répondre.
- Aucun n'a survécu. Les tueurs n'en ont pas raté un seul. Ils connaissaient leur boulot.
- Je suis désolé. Franchement...je...je ne sais pas quoi dire.
- Y a rien à dire. Strictement rien. Buvons à leur mémoire.
Il se tourna en direction du Kriminalkomissar, et choqua son verre contre le sien avec tant de violence que je crus qu'ils allaient se briser.
- A la mémoire des victimes de la folie meurtrière des nazis. Le Haïm.
Avec cruauté je scrutais les traits du policiers, guettant sur son visage la gêne, le dégoût, qui sais-je, la peur. Je n'y lus qu'une immense compassion.
- Le Haïm, mon ami américain. Mon ami Juif.
Je ne pus faire autrement que m'associer à cet hallucinant hommage funèbre. Le Haïm.
- Le commissaire Lambrechts est un Juste. Il a sauvé des Juifs pendant la guerre, et maintenant il nous aide à démasquer des criminels. Heureusement qu'il y a des gens comme lui. C'est pour ça qu'il a toute notre confiance...et c'est pour ça que la plupart des invités le détestent et le craignent. Mais ils sont bien obligés de faire avec : c'est lui l'Allemagne nouvelle. Pas Monsieur M...et les gens de sa sorte.
Ben s'exprimait en français, que nos voisins de table ne comprenaient pas. Ou tout au moins ils le feignaient. Cependant, lorsque le policier avait articulé le salut juif d'une voix forte qui couvrit un instant le brouhaha des conversations, je déchiffrais distinctement sur leur visages à eux la gêne, le dégoût, la peur. Ce flic était leur mauvaise conscience et ils le haïssaient pour ça. Entre temps, le dessert avait été englouti à grandes pelletées, et l'on amenait déjà le café. Je réprimais un frisson de dégoût ; je n'avais aucune envie de réitérer l'expérience du déjeuner.
- Dites, Ben, vous croyez qu'ils vont me fusiller si je ne touche pas à ce poison ?
- Hey old chap. Je suis habitué ; le café américain ne vaut guère mieux. Mais vous avez raison, let's come back to the Bourbon. Leur schnaps n'est pas meilleur. Et puis leurs chants et leurs danses folkloriques, moi ça me colle de l'urticaire...
- Il vont pas se vexer ? je veux dire si on quitte la table...
- Jackie, laissez tomber cette mentalité de loser. On l'a gagnée, cette putain de guerre.
Nous nous levâmes, donc, ce que personne, d'ailleurs, ne sembla remarquer. Personne à l'exception du chien-loup. Soit il était tombé amoureux de moi, soit quelqu'un l'avait chargé de me filer le train. Il n'y avait pas d'autre explication possible. Je lui offris ostensiblement le reste de mon strudel qu'il fit disparaître en deux coups de dents. Lorsque nous nous éclipsâmes direction la gnôle, il prétendit nous emboîter la patte. Halte-là, camarade. Je sais bien que l'heure était à la réconciliation et à la concorde, mais il y a des limites.
- Couché, le chien. Retourne auprès de ton maître.
- Oh, laissez-le nous suivre, Jackie. Il est chez lui, ici, après tout.
Tandis que nous nous apprêtions à sortir de la salle à manger, j'aperçus le herr Präsident qui regardait fixement dans notre direction, comme s'il s'apprêtait à nous retenir ou à rappeler l'animal. Il n'en fit rien mais il se pencha vers l'un de ses fils pour lui confier quelque chose. Ce dernier haussa les épaules et avala – cul sec – un verre du schnaps qu'on avait servi pour agrémenter le spectacle. Les gens commençaient à chanter d'une voix avinée, mais juste, accompagnés par un ensemble d'accordéons et de violons. Je suppose qu'il devait s'agir de chansons à boire, mais entonnées en chœur par des dizaines d'organes mâles, elle me mettaient à peu près aussi à l'aise que des chants guerriers. In München steht ein Hofbraühaus, ein zwei zuffa...Nous nous hâtâmes de nous mettre à l'abri des refrains martiaux dans le bureau, le chien trottinant docilement sur nos talons. Il entra sans façons avec nous dans la pièce, dont Ben referma soigneusement la porte.
- Après tout, il peut rester. C'est un témoin. C'est juste dommage qu'il ne puisse rien dire.
- Que voulez-vous dire ?
- Vous savez à qui appartient ce chien ?
- Au Président M...je suppose.
Il me désigna des photos accrochées en dessous du portrait du Chancelier. En plus petit. Il y avait le le Maire, et deux adolescents, qui étaient de toutes évidences les deux fils qui l'accompagnaient. Quand à au troisième, il présentait un air de ressemblance avec les deux autres, mais je ne l'avais pas vu à la soirée.
- Vous reconnaissez ces personnes, Jack ?
- J'en reconnais trois...mais pas le quatrième. On dirait un autre frangin.
- C'est l'aîné des fils de M. Karl. Les autres ont traversé la guerre sans encombre mais lui n'est pas revenu. En fait il a disparu sans laisser de trace.
- Que lui est-il arrivé ?
- C'est justement la question. Sa famille affirme qu'elle l'ignore. Peut-être a-t-il été tué...peut-être est-il prisonnier des Russes, en tous cas ils disent n'avoir aucune nouvelle de lui depuis la dernière fois qu'il est revenu en permission. C'est à ce moment qu'il leur a confié son chien.
Nous nous assîmes et Ben nous versa deux dose pour adultes. Le chien s'allongea à mes pieds, et je ne pus me retenir de le caresser derrière les oreilles, ce qui eut l'air de lui plaire beaucoup.
- Je vais vous raconter une histoire, Jack. L'histoire de ce chien...ou plutôt celle de son maître...Buvez un coup d'abord, ça peut pas aider. Karl M...fondateur de l'usine de matériel agricole qui porte son nom, avait trois fils. Les deux que vous avez vus, Karl et Aloïs, se sont orientés vers des carrières d'ingénieur, afin de reprendre l'entreprise paternelle. C'était une affaire prospère et prometteuse.
- Elle l'est toujours, à ce que j'ai pu voir.
- Eh oui, et même de plus en plus. Y en a que pour les salopards. Notez bien qu'ils étaient tous nazis, le père comme ses trois enfants. Ils avaient une excuse : pour réussir et même simplement pour occuper un poste de responsabilité dans le IIIe Reich, il fallait être membre du NSDAP.
- Je croyais que les anciens nazis avaient été chassés de toute fonction officielle.
- Mon pauvre Jackie, pratiquement tous les Allemands étaient nazis. De gré ou de force. Plutôt de gré, faut bien reconnaître...Nous nous sommes contentés de poursuivre les authentiques criminels. Les autres...il fallait bien passer l'éponge pour reconstruire l'Allemagne, et absorber les dollars de notre plan Marshall, n'est-ce pas ? C'était ça ou le communisme.
Horresco referens. Il avait tout à fait l'air de penser qu'ils l'auraient bien mérité...
- Enfin bref, Karl junior et Aloïs, bien que nazis, ne se sont pas fait remarquer. Ils ont fait la guerre, comme tous les Allemands, mais sans excès de zèle ; et on n'a rien trouvé de sérieux à leur reprocher.
- Et le troisième ?
- Le troisième...c'est tout à fait différent. Tout d'abord, l'agriculture ne l'intéressait pas. Ni les machines agricoles. Monsieur avait d'autres ambitions.
- La politique, hein ? Il voulait participer au nouveau pouvoir ?
- Oh Il est rentré au Parti en 37, peu après avoir obtenu son doctorat. Et il est même rentré chez les SS. L'élite, Jackie, les durs de durs. Mais ce qu'il l'intéressait c'était la Science. Il avait fait des études de médecine. Brillantes. Très brillantes. Ses chefs nazis ont rapidement décelé ses capacités. Intelligence, esprit d'initiative, impitoyable sens de la discipline, ambition démesurée, et pas le moindre scrupule. Morale nazie : est moral ce qui est bon pour nous. Un élément de choix.
Il parlait, parlait, ne s'interrompant que pour s'expédier une autre rasade de bourbon. A ce rythme, la bouteille se retrouva bientôt à sec.
- Quand y en plus y en a encore, professa-t-il en tirant sa petite sœur d'un tiroir. La réserve du général Davidson est inépuisable.
- Oh, sorry, Jack, emplit-t-il mon verre en guise d'excuses. Où en étais- je ? Ah oui, notre ambitieux médecin. Voyez-vous, ses frères rêvaient de devenir les rois du tracteur, mais lui voulait laisser son nom dans l'Histoire...d'une certaine manière, il y a réussi...
- Comment cela ?
Il promena son regard hanté sur le chien qui semblait l'écouter, fasciné.
- Toi tu sais, comment ? Tu l'a vu à l'œuvre, ton maître, hein ? Oh, au départ, il a fait ce que font tous les médecins. Il a soigné des gens. Il s'est fait une bonne clientèle de bons bourgeois, et bientôt de dirigeants du Parti. Avec une prédilection pour les SS. Ils avaient le vent en poupe, Himmler, leur grand chef, l'âme damnée du Führer, s'était vu confier les missions les plus importantes. Éliminer les ennemis du Peuple, purifier la Race, créer un Homme nouveau. Ou plutôt un surhomme. Nietzsche en avait rêvé, Himmler l'a fait. En, tous cas il essayé. Et ce qui intéressait notre gugusse, c'était la recherche. Enfin il appelait ça de la recherche.
- Et c'était quoi, en fait ?
- De la foutaise. Il voulait se faire bien voir de ses chefs. Chercher ce que les Juifs avaient génétiquement de différent. En quoi ils étaient intrinsèquement nuisibles. Quels types de tares ils véhiculaient. Les Nazis les détestaient, les dépouillaient, les maltraitaient, les réduisaient en esclavage, les assassinaient en nombre sans cesse croissant, mais les Nazis sont des Allemands et les Allemands sont des gens logiques. Ils voulaient à tout prix démontrer qu'il y avait des justifications scientifiques à leur cupidité, leur violence, leur soif de meurtre. C'est pour le bien du Peuple Allemand, donc de l'Humanité, que nous œuvrons. Et pour ça, un homme comme le fils de Karl M. était un atout précieux. Mais tant que la guerre n'avait pas éclaté, il n'a pas pu déployer tout son talent. Elle a été pour lui une apothéose. Soudain, tout était permis.
- Il a combattu ?
- Dans un bataillon médical. De la Waffen SS, naturellement. Oh pour ça, il avait du courage, le salopard, il a été décoré de la croix de fer pour avoir sauvé deux camarades en train de cramer dans un char. En 42, il a même été grièvement blessé et déclaré inapte pour le service actif. C'a été le grand tournant de sa carrière. Après une convalescence à Berlin, on l'a expédié en Pologne. Vous savez ce que c'est Birkenau ?
Je dus confesser mon ignorance.
- Et Auschwitz, ça vous dit quelque chose ?
- C'était pas un camp ? Un camp de concentration où ils enfermaient les déportés ?
- Les Juifs, principalement. Bien qu'ils y aient envoyé aussi des Tziganes, et aussi des ennemis politique. Un enfer sur terre...mais Birkenau, c'était l'enfer dans l'enfer, anus mundi, le trou du cul du monde, comme il disaient eux-mêmes.
Il s'interrompit soudain, se leva d'un bond, et, d'une voix de garde-chiourme, ordonna au chien : « Mensch, greife diesen hund an. » ; résultat terrifiant : l'animal, jusque là paisiblement allongé à mes pieds ; se dressa sur ses pattes, dos arqué, poil hérissé, crocs luisants, prêt à mordre. Il le coucha sur le même ton. Brave bête
- Ruhe, nun !
L'animal s'aplatit comme un limace. Ou plutôt comme un soldat qui obéit aveuglément. Kadaverdiziplin, c'était la formule.
- Vous savez quel ordre je lui ai donné, Jack ?
- Attaque...ou quelque chose du genre...
- Je lui ai dit : « Homme, attaque ce chien. » A Birkenau, le monde avait été mis cul par-dessus tête. On traitait les fauves en hommes, les hommes en bêtes. Même pas en bêtes. Alors je vous laisse imaginer ce que son maître a pu faire. Je ne vais pas vous le raconter. A quoi bon raconter l'horreur ? Les opérations sans anesthésie sur des jeunes filles enceintes ? Sur des jumeaux nouveaux-nés ? Les détenus qu'il laissait mourir de faim pour voir combien de temps on pouvait tenir sans manger ni boire ? Les expérimentations de médicaments aux effets secondaires inconnus, souvent affreux ?
- J'ai entendu parler de ça...On hésitait à y croire...
- Ce chien lui a été offert pour son arrivée au camp en 1943. Par Höss, le commandant d 'Auschwitz. Celui-là, les Polonais l'ont pendu.
- Bon débarras.
- Comme vous dites. Il a baptisé le chien Wolf.
- Le loup ?
- Le loup. Il s'est beaucoup attaché à lui. Il aimait vraiment les bêtes. Les enfants aussi d'ailleurs. Ceux qu'il gardait en vie pour ses expérimentations étaient très bien traités. Jusqu'à leur mort.
- Il se leva et se mit à parcourir la pièce à grandes enjambées, la main posée sur la crosse de son arme. Je me demandais s'il allait tuer le chien. Il dégaina l'arme, visa le portrait du fils du maire et la replaça dans son étui avec un haussement d'épaules fataliste.
- Vous savez ce qu'il préférait ? Les sélections. Les autres médecins effectuaient ce travail à contrecœur. Imaginez : le quai sur lequel des dizaines de SS avec des mitraillettes et de kapos avec leurs matraques attendent le convoi. Des wagons de marchandises. Pas des wagons à bestiaux : ce que transportaient ces trains n'étaient pas des hommes, pas même des êtres vivants, ils les appelaient Stücke, des pièces. Souvent, ils avaient passé deux, trois jours sans manger ni boire entassés à deux cent par wagon. Les kapos extrayaient plusieurs dizaines de cadavres de chacun d'entre eux. Les autres se mettaient tant bien que mal en rang, sous les coups et les hurlement des SS. C'est là que s'opérait la Sélection. A droite, les vieux...les enfants en dessous de seize ans...les malades...les infirmes, enfin tous ceux jugés trop faibles pour servir d'esclaves.. Ils partaient droit vers les chambres à gaz. A gauche, ceux qu'on estimait aptes...à mourir au travail.
- Et que faisait le docteur ?
- Il était là, beau comme un Dieu dans son uniforme coupé sur mesures, le chien en laisse à son poignet gauche, une cravache de cuir dans la droite, indiquant à chacun la direction à prendre...la mort immédiate...ou la mort différée. Il choisissait aussi des enfants ou des jeunes filles pour ses expériences. Ceux-là avaient droit à un traitement de faveur : ils étaient séparés des autres et emmenés en camion. Parfois, un détenu renâclait, tentait de rejoindre les membres de sa famille dans l'autre file...
- Comment réagissait le docteur ?
- « Mensch, greife diesen Hund an » Il lâchait son fauve sur le malheureux. Un SS l'achevait d'une balle dans la tête sous le regard épouvanté des autres. Un brave toutou, hein ?
Il se rassit et soupira dans un autre verre. La deuxième bouteille était vide. Et moi aussi. Vide de moi-même
- Il était dans le coin il n'y a pas longtemps. On m'avait lancé à ses trousses, je le serrais à la culotte.. Mais il est malin comme un singe...il nous a filé entre les doigts. Il doit être loin, maintenant, en Amérique du Sud, sans doute, là où se planquent tous ces fils de pute. Et moi, de toutes façons, j'ai reçu l'ordre d'abandonner sa piste. Je dois rejoindre mon nouveau poste à Berlin. Pour combattre la menace rouge. C'est ça la priorité, aujourd'hui. A la santé du monde libre.
- A la santé du monde libre, répondis-je. Et que répondre d'autre ?
- Je vais vais vous poser une question. Avec ce que vous savez maintenant, comptez vous encore faire des affaires avec sa famille ?
La soirée battait encore son plein, les chants de soudards avinés résonnaient avec un entrain redoublé, on continuait à fêter la paix la réconciliation les juteuses affaires Je m'éclipsais en douce, sans saluer personne. Le Dr Graubach m'attrapa par la manche, je bredouillais de vagues excuses, la fatigue, la choucroute, les mélanges d'alcool, bref je n'avais qu'une idée, me laisser sombrer dans le sommeil. Oublier.
- Allez vous reposer ; je passe vous prendre à l'hôtel à neuf heurs pour vous montrer nos machines en situation. Vous verrez, vous ne serez pas déçu.
Le lendemain, je me levais aux aurores, réclamait ma note, et repris à tombeau ouvert la route de Paris, où m'attendaient mes employeurs, les prospères céréaliers beaucerons. Après avoir écouté mes explications en silence, ils finirent par en convenir : il valait mieux qu'ils évitent de renouveler leur parc de machines agricoles auprès de la firme MENGELE S.A. Quelque aient été leurs qualités. Mc Cormick et Caterpillar pouvaient se frotter les mains...