Un Printemps pour un automne

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Notre ami commun m'avait promis la femme de mes rêves. À mon arrivée, elle m'attendait sur le pas de la porte du restaurant, la désillusion se tenant à côté d'elle, prête à m'accueillir. Depuis, le silence s'est installé ; cela fait plusieurs minutes, avachi entre nos deux assiettes, il se dandine. Pourtant, je ne renonce pas. Pas encore, malgré l'envie de m'éclipser par la lucarne des toilettes. Peut-être est-ce dû à mes vingt derniers rendez-vous ratés, ou au fait que j'aurais bien besoin d'une colocataire pour payer le loyer, ou que nous sommes installés au deuxième étage ? Je la dévisage lentement en entamant mon verre de vin. Je me sens comme un chercheur d'or qui fouille pour dénicher le minuscule détail, celui qui me séduirait et m'aiderait à me lancer. 

De son côté, elle s'en fout. Elle se contente de mordiller une tranche de citron en laissant traîner son regard sur les autres tables. Son attention s'attarde d'un couple à l'autre, impassible quant à ses réflexions ; elle finit même par insister un peu trop sur un adonis en costume qui lui sourit.

Elle n'est pas si vilaine après tout. Avec ses pupilles noires qui se dilatent et donnent l'impression de prendre en étau l'arête de son nez jusqu'à le faire disparaître complètement. On dirait Boudin, mon chat. Avec beaucoup plus d'audace. Il en faut pour porter les cheveux roux de cette manière.
Après réflexion, je me sens d'humeur romantique ; je vais lui donner sa chance, et puis nous avons déjà commandé. L'expérience m'a appris que les femmes aiment parler d'elles, mais ne savent vraiment pas comment organiser leurs récits qui se retrouvent réduits à des fragments décousus, répétitifs, ennuyeux. J'ai donc trouvé la parade : j'ouvre mon calepin et commence à lui poser les questions que j'ai méthodiquement préparées.

Je commence par l'endroit où elle a passé son enfance, un classique, ses prémices dans le monde. Elle me répond, spontanée, mais son débit ralentit subitement, jusqu'à laisser une syllabe en suspens. Je ne comprends pas, stoppe ma prise de note, et rencontre ses yeux écarquillés, braqués sur mon stylo. Un gigantesque fou rire grotesque suit, faisant trembler l'édifice. J'exagère un peu, sauf pour les trois pauvres serveurs qui en font tomber leurs plateaux. Tout le monde nous juge durant cet éclat et je suis déjà à moitié caché sous la table quand elle se ressaisit.
Elle reprend son souffle, séchant des larmes amusées avant de répondre que si elle avait su qu'il s'agissait d'un entretien d'embauche, elle aurait porté quelque chose de plus convenable. Je lorgne son décolleté. Mes oreilles prennent la même teinte que les roses installées sur la table. J'essaye de ne pas m'en formaliser et elle de ne pas le remarquer. Je finis par ranger mon calepin, soumis, avant de tenter une approche plus détachée. En réalité, je risque une autre question en variant le ton.
Elle n'est pas dupe, l'ignore et contre-attaque en m'interrogeant à son tour. Sur ma saison préférée... Quelle idée ! Je tente de dévier du sujet, elle me recentre aussitôt. Elle s'amuse de moi en croquant une olive piquée sur un cure-dent. J'ai l'impression d'être une souris entre ses pattes.

Elle me parle de l'automne et de ses longues nuits pluvieuses qui l'ont toujours aidée à rêver. De la multitude de nuances ocre qui lui dépeignent d'étranges et envoûtantes formes d'horizons quand elle se met à peindre ou à sculpter. De cette atmosphère toute particulière des cimetières qui chantent timidement avec le passage des feuilles mortes entre les tombes. De sa peine pour cette période de l'année qui est souvent l'oubliée de tous ; négligeable, un interstice entre les suffocantes vacances d'été et les merveilleuses fêtes écœurantes de Noël.
Elle achève son monologue tout en emmêlant une mèche entre ses doigts, attendant probablement un commentaire. J'envisage mille réponses austères et rationnelles face à cette boulimie féerique. Je lance pourtant : « Je préfère le printemps, porteur de nouvelles histoires, la sensation que l'impossible a une chance d'être, de créer, là où l'automne a toujours des relents de fin tragique, d'irrémédiables... »
Suit un blanc un peu pesant, avant que j'ajoute spontanément : « J'ai toujours été plus passionné par les commencements que par les fins. »
Elle ne rétorque rien, mais acquiesce longuement, sans conviction. Le repas se poursuit dans l'incertitude et la maladresse. Elle persiste dans ses réflexions farfelues qui me perturbent de plus en plus. Elle m'épuise.

Lorsque je prononce mes derniers mots et que nous décidons de partir, je suis exténué. Un fiasco de plus. Elle n'était pas si jolie en réalité, et puis j'ai déjà un autre rendez-vous prévu dans deux jours avec une femme qui sera sûrement beaucoup plus présentable.
Joueur jusqu'au bout, je me lève et opte pour un dernier geste afin de laisser une bonne impression. Un pourboire généreux. Je prends mon portefeuille et elle, ma main. Soudainement, stoppant mon geste.
Un contact, son odeur, et je sursaute.

L'impression d'un glissement. Le décor n'a pas changé, mais la lumière s'est tamisée. Et je découvre une foule familière qui nous applaudit avec d'immenses sourires figés, nous acclamant presque. Une musique festive fait battre les murs et nous encercle.
Mon fils, ma fille, mes nombreux petits-enfants, des cousins, de vieux amis... Tous sont présents. Et elle.
Toujours à côté de moi, avec une bonne centaine de rides en plus. Je peine à retrouver les traits de ce premier jour au milieu de tout ce fatras, cet archaïsme sculpté par le temps. En dépit de tout, un clin d'œil de sa part et je ne peux m'empêcher de poser mes lèvres sur sa joue froissée. Ma main est toujours dans la sienne, son parfum ne cesse de s'entrelacer au mien, l'arôme d'un automne agréable, d'une douce fin.
Il aura suffi d'un instant d'inattention, et elle ne m'a plus jamais laissé repartir.

Dieu merci ! Elle a fini par faire quelque chose pour sa coiffure.

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