Un carbu nommé Rencontre

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« Mais t'es complètement malade mon pauvre Lucien ! »

La phrase de sa femme résonnait dans sa tête. « Et puis quoi bordel ? Boudiou ! » pensa-t-il. Il était comme ça Lucien, il pouvait prendre une décision sur un coup de tête et s'y tenir, aussi stupide soit-elle. Mais cette fois-ci, c'est vrai qu'il avait fait fort. Nombreux étaient ceux qui l'avaient traité de vieux fou, mais au fond, ça n'avait pas surpris tant que ça. Une chose était sûre, c'est qu'il était maintenant en rade sur le bord de la route et qu'il n'avait pas identifié la panne. Peut-être le carburateur... Il s'éloigna un peu de sa mobylette et s'assit à l'ombre sur une souche d'arbre pour la contempler. C'est qu'elle ne payait pas de mine au premier coup d'œil, et pourtant, il en avait fait des kilomètres avec ! « La Bête » comme il l'appelait. Un concentré de fer et de rouille qu'il avait reçu en héritage. Son paternel aimait lui rappeler qu'il avait échappé à plus d'une patrouille allemande avec cet engin, alors Lucien la bichonnait. C'était quand même grâce à elle qu'il était indirectement né et il se doutait bien qu'il n'aurait pas pu faire le trajet entier sans retaper sa vieille bécane.

Pendant plusieurs semaines, il avait travaillé d'arrache-pied et, un beau matin, il était enfin ressorti de sa grange. Il avait encore des traces de cambouis sur le visage. Elles lissaient ses rides et le faisaient paraître plus jeune. L'émotion pointait dans sa voix et son œil encore valide pétillait (foutue cataracte...) quand il s'adressa à sa femme :
— Je pars, mais ne t'inquiète pas, je reviendrai.

Sa femme avait levé les yeux au ciel, persuadée que cette lubie disparaîtrait après quelques kilomètres. Sûrement après Périgueux... Il n'était jamais allé plus loin de toute sa vie.

Et Lucien était parti ! Son objectif ? L'Angleterre, et plus précisément, la « Cheese-Rolling Race » de Cooper's Hill. Le Saint du Saint, le Graal des amateurs de camembert, ou plutôt de stilton. Un mélange déjanté de fromage qui pue, de camaraderie et d'effort physique. Le combo ultime, un événement dans le top 5 de la to do list de tout amateur de fromage qui se respecte, avant même traire une vache dans le Cantal pour se faire sa propre meule (numéro 4), ou encore aller au Pays-Bas assister aux étapes de fabrication du vieil Edam (numéro 5). Il savait bien que ça pouvait sembler absurde au commun des mortels, mais, quand on a une passion pour le fromage et qu'on doit la vie à une mobylette, il n'y avait pas à tergiverser : cette épopée était toute tracée.

C'était un voyage de 1200 kilomètres. En y repensant, Lucien ne put s'empêcher de laisser échapper un « boudiou » d'admiration. Cela faisait maintenant trois jours qu'il s'en était allé. Ce qu'il ne savait pas, c'était que sa femme, inquiète de ne pas le voir rentrer, avait alerté la police. Aucun moyen de le pister, il avait tout son pécule en espèces et avec un budget aussi serré, c'était clair qu'il n'allait pas crécher au Ritz. Une seule solution : dormir chez l'habitant. Un sourire éclaira son visage. C'était ça la beauté d'un road-trip en mobylette, les rencontres humaines. Bon, toutes les rencontres ne sont pas chaleureuses : il y a toujours un connard pour klaxonner lorsque tu prends l'autoroute. C'est aussi vrai que tu ne dépasses pas les 80 kilomètres-heure, même en baissant la tête pour améliorer l'aérodynamisme, mais les sensations en sont décuplées.

Pour se donner du courage, il recommença à fredonner « Do you do you Cooper's Hill », les seules paroles de ce tube revu à sa sauce, mais maintenant qu'il était en panne en territoire ennemi, il avait peur. L'anglais, il ne le maîtrisait pas plus que ça... sauf les noms de fromages. « Boudiou » pensa-t-il intérieurement. Tout ça ne pouvait pas se finir ainsi ! Il avait pris tellement de plaisir. Au fond, s'il n'arrivait pas jusqu'au bout, son road-trip n'en restait pas moins une aventure extraordinaire. Lui qui n'avait jamais vraiment voyagé ailleurs que dans sa région. Contemplatif, il se remémora son trajet : Angoulême (où il avait dégusté un excellent chabichou du Poitou), Poitiers (il avait aperçu le Futuroscope), Tours (aaahhh le Pouligny Saint-Pierre, toute une histoire...), Le Mans (le Curé nantais n'y était pas assez fait), Chartres (où il s'était fait une bonne tranche de Feuille de Dreux), Paris (où il avait failli mourir sur le périph', ne connaissant pas la règle de la priorité aux voitures s'insérant. Au moins il avait pu voir la tour Eiffel en vrai, sous laquelle il avait dégusté un très bon Brie de Melun), Arras (le Maroilles piquait un peu), Calais (le Carré du Vinage valait le détour), Douvres (où il avait failli mourir en prenant son premier rond-point en sens inverse), Londres (pas fan du Caerphilly), Reading... et le voilà maintenant paumé dans le Gloucestershire, un nom à la con imprononçable et implaçable sur une carte. Il était sûrement le seul français au monde à avoir posé un pied, ou plutôt une roue de mobylette, dans cette région de la perfide Albion.

C'est alors qu'une voiture s'arrêta devant lui. Le conducteur descendit par le mauvais côté (quelle idée de conduire en sens inverse...) et lui baragouina quelque chose d'incompréhensible en roulant les « r » comme jamais. Lucien le regarda les yeux écarquillés avant de lui répondre : « J'cause pas anglais moi, j'comprends pas ».

L'Anglais ne répondit rien et s'installa tranquillement à côté de lui. Il farfouilla quelque temps dans sa poche et en tira un papier journal, qu'il ouvrit. Lucien baissa les yeux et sentit une odeur inconnue lui chatouiller les narines. Il avait devant les yeux un Double Gloucester, fromage local qu'il avait déjà vu en photo. Cela signifiait qu'il touchait au but. Lucien éclata d'un rire gras et sortit de sa poche un reste de Rocamadour qu'il s'était gardé en cas de coup dur. L'Anglais rigola à son tour et ils cassèrent la croûte.

« Au final, se dit-il, ils sont plutôt sympa les Anglais, et les rencontres, ça fait toujours un bon road-trip, mobylette ou pas. »

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