Tranché

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Après avoir travaillé comme scénariste et enseignant, William Trévin a disparu quelques années avant de réapparaître avec des mots perdus et de nouvelles histoires.

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Nouvelles :
  • Imaginaire
Collections thématiques :
  • Le temps
Par une nuit d'orage, sous la lumière crue des éclairs, j'ai tranché mes mains. La lame du hachoir s'est abattue violemment sur le poignet et a brisé l'os d'un coup sec. La douleur, fulgurante, s'est propagée dans mon bras, par les nerfs, et a balancé son shot d'adrénaline dans mon cerveau avant d'envahir le reste de mon corps d'une sensation de flottement.
Le temps que je reprenne mes esprits, mon poignet reposait dans une flaque de sang poisseuse, mais à la place de la coupure nette, il y avait un moignon. La blessure s'était refermée.
Encore une fois, j'assistais à l'étrange spectacle de mon corps qui se reformait. Là, sous mes yeux, sous la peau fripée de ma blessure, deux étranges tiges ont poussé, l'une rouge vif, l'autre plus sombre, comme deux arbres s'élevant de la terre, s'entrelaçant dans une curieuse valse, se divisant en branches de plus en plus petites, formant en creux la forme fantomatique de ma main.
Puis ce fut au tour de mes os de croître, prenant place dans les trous formés par mes veines et mes artères. D'abord en un amas de petits ossements agglutinés les uns aux autres, puis se séparant en de longues tiges blanches et solides sur lesquelles, comme une vigne, se sont accrochés mes nerfs. Sur ce squelette pulsant de vie et de douleur, mes muscles se sont développés avant d'être recouverts par un gant de tendons, tressés si finement que l'on pouvait apprécier toute la complexité des mouvements effectués. Enfin, ma peau a enveloppé le tout, cachant de sa fine couche épidermique les rouages de son fonctionnement et mes ongles, au bout, ont fait disparaître la chair encore rose et palpitante.
Ma main était de nouveau au bout de mon poignet et je pouvais la bouger, la fermer, prendre et toucher comme si de rien n'était. Quant à celle que je venais de couper, je la jetais derrière moi avec les autres qui gisaient par terre.
Je les voyais ramper, bouger, se recroqueviller les unes contre les autres, se réunir en une masse informe constituée de dizaines de paumes, de centaines de doigts. Elles étaient des rebuts et chacune contenait le souvenir d'un geste, d'une action.
Là-bas, la petite potelée avait tenu pour la première fois la main de ses parents. Une autre, écorchée, affichait fièrement sa première blessure. Celle qui se traînait lamentablement, apeurée, s'était portée sur mon visage pour le protéger des coups. Il y en avait une qui caressait les autres : c'était celle qui avait tenu pour la première fois ta paume. Celle-ci, frémissante, avait parcouru ton corps. L'autre, fière, avait tenu les doigts de notre enfant entre les siens. Celle-là, abattue, avait recueilli mes larmes.
Là-bas, dans le coin, celle fermée, avec son poing.
Son souvenir m'était douloureux.
J'ai repris ma lame, j'ai tranché l'autre main. De nouveau la fulgurante douleur, de nouveau la blessure qui se refermait, de nouveau une main a remplacé celle qui venait d'être sectionnée. J'avais beau les couper, les unes après les autres elles ne cessaient de repousser.
L'orage n'en finissait pas d'éclater au-dessus de ma tête, et moi je tranchais, encore et toujours, consciencieusement. Ma lame était émoussée, la douleur perpétuelle. La fièvre avait fini par m'atteindre, et mon cœur semblait battre au rythme du tonnerre qui grondait sourdement.
J'ai fini par lâcher mon hachoir. Je ne savais même plus pourquoi je voulais me sectionner les mains. Tous mes souvenirs gisaient là, par terre. Tout ce que j'étais, de cette main qui répare à celle qui détruit, de cette main qui aime à celle qui déteste. Un tas immense et palpitant qui pointait leurs doigts accusateurs.
Mues par leur mouvement propre, elles se sont abattues sur moi. Une vague de mains m'a englouti dans un tourbillon de phalanges recroquevillées et crochues. Elles m'ont enserré les pieds et les mains fermement, plaqué au sol, bâillonné, enveloppé dans un déluge de coups et de caresses, d'amour et de haine.
J'ai senti leurs ongles me griffer, creuser ma peau, déchirer ma chair, arracher mes organes. Elles m'ont dépecé tranquillement, brisant mes os un à un, comme un essaim qui ne voulait rien laisser derrière lui.
Pendant tout ce temps, j'étais encore lucide.
J'attendais la fin, le moment où elles arracheraient ma conscience. Peut-être qu'une nouvelle me repousserait alors, vierge de tout souvenir – les plus heureux, mais surtout les plus insupportables ?
Finalement, j'ai senti l'une de mes mains me broyer le cœur ; son souvenir s'est imprimé à jamais dessus.

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