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Tu ne m'as pas prévenu, t'avais rien laissé à découvert, juste un plan gribouillé sur l'emballage carton de ta dernière gourmandise, des flèches à contre-sens puisqu'il faudrait regarder derrière soi, plutôt deux fois qu'une. 

C'est bien la première fois que tu disparais en laissant une trace, t'as semé les coquillettes de ton petit-déjeuner dans ton sillage, avant d'appartenir à nouveau aux décombres ambulants. D'habitude, tu disparais en un claquement de doigts, tout court, sans rien dire. Ça peut durer de très longues minutes, ou de très courtes semaines. Jamais plus d'un trimestre. Tu ne veux pas être retrouvée, je le sais, tu t'abandonnes à tes pertes de mémoire et tes illusions, tu vas où l'instinct te guide, et quand tu reviens tu me racontes tout, tout de suite, tu déballes et tu me dis, tu notes pas vrai ? Le soir, je tape tout sur ta vieille machine à écrire, la date de ta fugue pour titre. C'est un accord tacite, tu as accepté de vivre avec moi pour ne pas mourir seule. Mais en échange, je te laisse te dérober au présent pour ramener le passé au futur. Heureusement que je ne suis pas mauvais en conjugaison, sinon j'aurais fini moi aussi par perdre les pédales. 

Quand j'étais gamin, je disparaissais parfois moi aussi. À six ans, je voulais que tu me trouves caché sous ton lit ou dans l'abri de jardin. À douze ans, je fuyais en cachant mes méfaits si j'entendais tes pas se rapprocher. À seize ans, je disparaissais pour la nuit, rentrais l'œil au beurre noir, ou maquillé de quelques traces vulgaires dans la nuque. Je sentais le fennec, les filles ou l'alcool, tu faisais les gros yeux et on en riait au dessert. 
Jamais on ne m'a dit qu'un jour, tu prendrais le pli et me filerais entre les doigts comme une adolescente légère et rebelle, les yeux cernés de rides et l'esprit un peu abusé de perdre les détails. C'est un compte à rebours malsain qui nous tient en haleine, bientôt tu ne te souviendras peut-être même plus de moi. 

En attendant, je fais du tri dans tes vêtements, la plupart sont trop grands maintenant, la mémoire doit être bien lourde pour que tu aies perdu autant de kilos. C'est exponentiel apparemment, je ne sais pas, les maths restent une science bien abstraite. Et tu te maquilles les lendemains, et tu t'excuses d'être frivole et vieille et amnésique. Et tu me prépares des tartines, du beurre salé et de la confiture de myrtilles, des fioritures. Je t'ai laissé ma chambre, sur la table de chevet tu collectionnes les pilules oubliées et les barrettes qui ne tiennent plus dans tes cheveux. Je dors dans le canapé-lit, tous les matins je range les draps, laisse traîner le traversin, on n'invite jamais personne, j'ai bientôt trente ans, pas de concubine, d'amoureuse ou de pacsée. Mais une cafetière, un grille-pain et des tickets de métro usagés. Parfois je découche quand tu me promets d'être là à mon retour, pour me rassurer tu prends un somnifère et un verre de vodka, tu me caresses le bras et m'encourages. T'aimerais que je trouve une petite gonzesse aux yeux verts, mais dis elle fera quoi de moi quand elle voudra poser sa brosse à dents et glisser ses petites culottes dans tes tiroirs ? Maman, t'as pris tous mes tiroirs, t'as le monopole des brosses et des engueulades. Je te rassure et je découche, mais jamais pour finir la nuit dans les bras d'une gonzesse aux yeux verts, non, je sors avec mes copains et on finit la nuit autour de 16-64, accrochés à des manettes. 

Revenons à nos moutons, à tes coquillettes et à ce plan. Je distingue bien un bateau mais y a pas vraiment de port dans le coin, encore moins d'océan, t'as dû en parcourir des kilomètres, faire du stop et fredonner sur Nova, bouder quand on changeait de fréquence. Je sors mon sac à dos North Face en toile cirée, celui que tu m'as offert à Noël dernier. J'mets un peu de bordel dedans, des trucs indispensables et puis le dernier chapitre de tes aventures aussi. Histoire de te donner l'envie de revenir. Ou de me donner des raisons de t'accompagner dans ton bout du monde. J'sais plus. J'ai loué une voiture, blanche s'il vous plaît, je voudrais que la route imprime des traces sur la carrosserie, l'abandonner sur une plage, que les vagues viennent tout effacer. Parfois j'aimerais perdre la mémoire aussi, c'est injuste de devoir se souvenir de tout, pour deux, ou de rien, pour aucun. 

J'ai suivi ton plan, fait le plein d'essence, acheté des petites barquettes Lu à la noisette. Et toi, tu m'attends installée bien sagement sur le pont d'un voilier, onze mètres de long, un seul mât et tes valises posées là. T'as sorti le champagne, les coupes jetables et ton vieux ciré jaune.

Des mèches grises te chatouillent le visage, du vent, du sable et du sel sur la peau. C'est toujours à la mer qu'on s'abandonne, la mémoire tempête et le cœur sablier.
 

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