Surfusionnelle

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En quête de liberté, la narratrice nous mène vers une planète Terre désormais hostile et mystérieuse… Dans cette scène, particulièrement

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Vous pouvez trouver mon premier roman, "Sommeil aboli", chez Echo Editions.

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La capsule m'emmène sans précaution vers la surface. Puis un choc sourd, un rebond. La maigre atmosphère de la planète sans doute.
Je suis ballottée comme jamais et déjà je regrette d'avoir accepté cette offre. Mieux vaut croupir dans le cachot d'un rafiot spatial miteux que mourir seule sur un caillou inconnu. Il fait noir à l'intérieur comme à l'extérieur. Ce hublot sale ne sert qu'à permettre à deux obscurités de se rejoindre, mais Liberté je fais ça pour toi. Pas pour aider ce qu'il reste de terriens. Pas plus pour comprendre d'où sortent ces flashs en surface que le vaisseau a captés depuis l'orbite. Qu'importe ce qui se cache sous l'eau de cette planète. Des requins tueurs, des sangsues atomiques, des joyeux lutins. Je descends, je prélève ce qu'on m'a demandé et j'envoie le signal pour qu'on vienne me chercher. Alors je serai libre.
Les parachutes se déclenchent et me remontent les tripes contre la gorge. Je vomis. Encore. Tout cela a un goût d'enfer. D'enfer glacé. En quelques minutes, les parois de la capsule se sont mises à ressembler à l'intérieur d'un congélo mal fermé. Une dernière secousse m'annonce que j'ai atterri. Amerri plutôt : ce maudit caillou est couvert de flotte. Bien que l'eau soit largement en dessous de zéro, elle est toujours liquide. Ils ont bien essayé de m'expliquer ça là-haut avec des termes pompeux comme « surfusion ». Je n'ai pas tout compris, mais j'ai retenu la peur dans leurs yeux. Ils répétaient que l'eau pouvait se solidifier à tout moment. Il est clair que je risque ma peau.
Il fait terriblement froid : -15°C au sol qu'ils ont dit. Je dirais encore moins que ça. Le haut de la capsule se décalotte soudain, comme une fleur qui éclot. La beauté et la couleur en moins : ciel d'encre, mer d'encre. Et moi là-dessus, voguant sur ce mauvais radeau. Je ne vois rien. Mais je sens, hélas. Je saisis la radio pour informer ces bons à rien qu'ils vont bientôt pouvoir venir me chercher.
« OK, bien reçu ».
Il y a plutôt intérêt. De l'autre main, je cherche les instruments pour prélever l'eau. Pas question que j'y foute un doigt sans protection. Ma vie ne vaut pas moins qu'une autre.
La surface liquide est presque calme, mais avec un ersatz de coquille en ferraille pour naviguer, ça secoue déjà, et à chaque mouvement le vent glacial me traverse les os. Je souffle pour rien sur la partie du scaphandre qui me couvre les phalanges. Je troquerai n'importe quoi pour retrouver la chaleur, la moisissure et l'humidité de ma cellule.
Dehors tout est noir, j'imagine déjà mon corps blanc, gelé. Je me rappelle d'un coup l'orphelinat et ses visites au musée. « Ça c'est un monochrome de Malevitch, carré blanc sur fond blanc. » Déjà à l'époque on se foutait de ma gueule. Eh bien ici, c'est de la mer noire sur fond noir, ah, ah ! Je suis prise d'un fou rire incontrôlé. Sans doute un réflexe pour me réchauffer. Mais je ris encore et encore. Et je repense à l'orphelinat. À ma sœur là-bas. Au jour où elle s'est noyée dans le lac d'à côté alors que l'on se promenait en barque. Pourquoi est-ce que je pense à ça moi ? Je n'y ai pas songé depuis au moins vingt ans.
À la radio, j'entends un type du vaisseau qui s'agace tout seul.
« Prisonnière matricule 4097, qu'est ce que vous attendez ? Faites le prélèvement. De la station nous pouvons surveiller le moindre de vos gestes, alors n'espérez pas vous enfuir. »
M'enfuir ? Sur cet océan de peine ? Il ne doit pas y voir si bien que ça de là-haut. Je saisis la radio pour lui donner mon point de vue quand l'eau autour de moi étouffe soudainement tout bruit. Un silence de mort s'installe, il couvrirait presque le grésillement de l'intercom. Autour de moi, les flots s'illuminent progressivement. C'est un mélange de terreur et d'espoir qui m'envahit et je ne sais même pas pourquoi. Je penche la tête sur le côté pour mieux discerner la source de cette clarté fluorescente. Je m'attends à trouver n'importe quoi. Une lampe torche, une luciole aquatique mutante, un sous-marin extraterrestre nazi, mais c'est le visage de ma sœur qui s'éclaire. Les larmes me montent aux yeux, je n'y peux rien. Pourquoi vous faites ça ? Pourquoi ?
La mer est devenue un vaste écran où s'imprime son visage. Ses lèvres bougent comme si elles voulaient me dire un mot. J'ai oublié le froid, je veux l'étreindre, lui dire que je l'aime, que la vie sans elle ne vaut rien. Candice... Je l'appelle, mais c'est la radio qui me répond.
« 4097, que se passe-t-il ? D'où vient cette lumière ? » En fond de conversation, je perçois les techniciens qui ne comprennent pas et s'affolent. Est-ce que cette lumière a la même source que les flashs qu'ils ont captés ? Je ne leur prête pas attention. Ma sœur me sourit. Je vais la retrouver.
Je passe une jambe par dessus l'embarcation et manque de chuter alors qu'elle tangue. Je me stabilise in extrémis et, du bout du pied, j'éprouve la surface. Je m'attends au contact glacé de l'eau malgré le scaphandre, mais c'est l'inverse qui se produit. L'eau vive sur laquelle se dessine le visage réchauffe mon pied. Elle m'invite toute entière.
À la radio, on s'excite. « 4097 qu'est ce que vous faites ? Restez à bord et faites le prélèvement, vous entendez, restez à bord ! » Avant que je n'aie le temps de leur rire au nez, toute l'eau s'éteint subitement. Une douleur aiguë et pénétrante jaillit de ma jambe dans l'eau. Je hurle au néant. La douleur embrase ma jambe comme si une disqueuse mal affûtée me la sectionnait. Je suis prise au piège. Je ne parviens pas dégager mon mollet pris dans l'eau jusqu'au genou. J'essaie d'apercevoir ce qui m'immobilise, mais l'obscurité retrouvée m'en empêche. Je panique. L'adrénaline me vrille les tempes. En tremblant, je fais glisser une main vers mon pied, conservant l'autre pour ne pas chuter de l'embarcation. C'est la glace que je rencontre. L'horreur se superpose aux cris de mes nerfs qui hurlent, qui hurlent, qui hurlent !
J'en oublie toute prudence. Des deux mains je cherche à me dégager, et la capsule chavire et s'échappe au loin. Je me retrouve le cul sur l'eau noire devenue banquise. Je vais mourir. Déjà la douleur s'estompe, peut-être sous l'effet du gel qui neutralise mes terminaisons nerveuses. Je ne sens plus rien. Je tire, des deux mains. De toutes mes forces et... je suis libre. Je peux bouger, mais pas marcher. Du bout des doigts gantés, je sens la surface irrégulière d'un moignon. Ma jambe a été arrachée. J'ai envie de pleurer, de hurler, au secours, pour ma vie, toute ma vie. Qu'on me sorte de là, je n'ai pas mérité ça.
À nouveau les ténèbres se dissipent, un éclair jaillit de dessous. La glace disparaît en un fragment de seconde, je chute un peu plus dans l'eau, mais la surface se resolidifie aussitôt et m'attrape par la taille. Surfusion. C'est ça. Ils disaient surfusion. Je vocalise en pleine folie mêlée de douleur : « Je vous ai déjà donné une jambe, ce n'est pas assez ?! » Je ne sens plus rien sous mon bassin. Je prie que pour que la fin soit rapide, et je suis exaucée.
À nouveau, trois flashs, liquéfactions-solidifications quasi instantanées. L'eau vorace me dévore et me happe en remontant. Insatiable. La dernière cristallisation de la surface est si violente que ma tête s'en trouve découpée net, et alors que les dernières pensées de ma vie s'impriment en une fraction de seconde, j'arrive encore à les trouver ratées : j'aurais voulu penser à ma sœur, à une vie meilleure, rêver. Je ne voulais que ça. Mais je ne pense qu'à ces flashs, à leur cadence, au rythme où l'eau noire m'a avalée : ah, ah, ah !
Oui, j'aurais juré que cette foutue planète a ricané.

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