Sang Blanc

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  • Littérature générale
En l'an 2020, mon fils bien-aimé, qui venait d'avoir dix ans, croisa la route d'un monstre vorace qui s'accrocha à lui et ne voulut plus le lâcher.
C'était le premier mai. Je m'étais limé les ongles des orteils et les tapissais méticuleusement de vernis rouge. Une première pour moi qui ne m'étais jamais intéressée à l'état de mes pieds en 45 ans de vie terrestre. Mais la nuit m'avait porté conseil. Allongée dans le noir, le corps déserté par le sommeil une fois de plus, je décidai de changer l'orientation de ma lassitude et d'abandonner la mélancolie pour la mise en couleur. Ce n'était qu'un jeu de mots, mais après tout, pourquoi pas ? avais-je pensé. Dès l'aube, j'avais fouillé dans les affaires de ma mère trop tôt disparue et y avais déniché un vernis rouge-vermeil qui promettait monts et merveilles. J'en étais à mon troisième orteil, m'appliquant comme à 6 ans sur les bancs de l'école à ne pas déborder, tordant ma bouche et vrillant ma langue, lorsqu'il m'a semblé percevoir comme un léger frottement contre la porte de la salle de bain. Je n'ai pas répondu, n'étant pas sûre que cela m'était destiné. Le pinceau glissait sur l'ongle, le recouvrant d'une substance épaisse et appétissante, abstraction faite de l'odeur qui n'avait rien d'alimentaire. Le frottement devint grattement et je distinguai une sorte de chuchotement : « Ma... man... ». Je m'immobilisai, le pinceau en l'air, comme à la recherche d'une inspiration, puis me levai précipitamment, renversant le flacon qui éclaboussa le carrelage blanc. Avant que j'aie pu atteindre la porte, le parquet du couloir vibra, comme frappé d'un coup de talon ogresque. L'onde se propagea et me tétanisa un instant. J'ouvris le battant avec précaution, et découvris à mes pieds le corps inanimé de Sacha, dans une posture qui en d'autres circonstances m'aurait paru gracieuse. 

Le corps dégingandé de mon fils fut interrogé : examiné, ausculté, ponctionné. Il n'eut pas le choix. Sous la torture, il dut parler.
Alors, il y eut des mots et des larmes.
Et c'est dans une pièce au visage terne et au regard blafard que la nature même de nos existences se trouva transformée. Il fut question de sang et de moelle, de gentilles et de méchantes cellules, de médicaments liquides, et aussi de boule à zéro, de ventre qui fait bobo, de sans doute et de peut-être.

Sacha écoutait sans ciller. Il se tenait assis, le dos droit légèrement décollé du dossier, les mains à plat sur les cuisses, le regard fixé sur le maître des lieux, au ton professoral et au sourire triste. Il ne tourna pas la tête lorsque je m'agitai sur ma chaise, me tortillant d'une fesse à l'autre, passant et repassant une main dans mes cheveux. Il ne broncha pas lorsque je bombardai maître Yoda de questions, sans même prendre le temps d'attendre les réponses, et il accueillit le « Tu as compris, Sacha ? » d'un hochement de tête silencieux.
Sur le chemin du retour, il ne prononça pas un mot. Mais lorsqu'il glissa sa main dans la mienne, je la sentis toute petite dans ma paume, tel un oisillon blotti au creux d'un nid. Nous marchâmes en silence et l'écho de nos pas mimait le tic-tac d'une pendule.

Ce n'est qu'une fois à la maison, après que nous eûmes essuyé nos pieds sur le paillasson, accroché nos manteaux à la patère, caressé le chien, bu un grand verre d'eau, que Sacha s'écroula sur le canapé du salon, posa sa tête dans ses mains, et de ses yeux noirs, laissa s'écouler un torrent de larmes. Elles coulaient à flots, emportant tout sur leur passage, le courage, l'assurance, les désirs, les espoirs. Coulaient le long de ses joues, ses bras, ses jambes. Se déversaient sur le tapis, le parquet. Inondaient la vie. Et lorsque la source se fut tarie, qu'il se fut essoré de toutes ses douleurs, Sacha s'endormit. Alors, je le soulevai doucement et le serrai contre ma poitrine. Mes bras en corbeille contenaient complètement son corps d'enfant. Nous restâmes ainsi de longues minutes, palpitant à l'unisson. Puis j'allai le poser délicatement dans son lit. Il n'en occupait plus que la moitié. Sacha avait rétréci, mais je ne savais pas encore que ce phénomène n'allait plus s'interrompre.
Je l'enroulai dans sa couette et disposai ses peluches tout autour de lui, comme autant d'anges gardiens qui veilleraient sur son sommeil. Étirés sur l'oreiller, ses cheveux flavescents faisaient comme la flamme d'une torche qui brillait dans la nuit.

Bien sûr, je ne réussis pas à dormir. Alors, j'allai dans l'atelier, fouillai dans les tiroirs, les étagères, les caisses, choisis des chutes de bois, des restes de peinture, m'affairai à scier, couper, visser, clouer, peindre, décorer. Et avant le lever du soleil, j'observai avec satisfaction le résultat de mes efforts : j'avais construit une magnifique boîte en bois rouge et bleu – les couleurs préférées de Sacha – ornée des initiales « S.H. » découpées dans du papier de soie noir, et d'un fermoir sculpté en forme de dauphin, son animal fétiche.
J'employai les quelques heures qui me séparaient du lever de Sacha à remplir cette boîte à plaisirs – qu'il rebaptisa par la suite « coffre à joies » – de tout ce que je pus trouver qui lui rappellerait des souvenirs heureux. Des photos, beaucoup, moments fugaces de rire, de tendresse, d'amitié, en famille, à l'école, avec ses copains, en vacances. Mais aussi des objets, ce coquillage qu'il avait ramassé à 4 ans, la première fois qu'il avait vu la mer, et qu'il avait voulu garder avec lui, dans une poche, pendant plus d'un an ; le ticket d'entrée pour Ma vie de courgette, qui l'avait fait rire aux larmes et pleurer aux éclats tout à la fois, et qu'il avait revu depuis une dizaine de fois ; et bien d'autres symboles piochés dans ces dix années d'une enfance joyeuse malgré les épreuves, paisible malgré les drames.

Lorsque Sacha s'éveilla, je lui portai cette malle aux trésors. Il les découvrit un à un avec une ardeur enfantine, et s'appliqua à commenter chaque relique, se replongeant dans un passé enchanté et s'abandonnant à une joie retrouvée.
Et c'est lui qui eut l'idée de continuer à alimenter la boîte de tout ce qui pourrait être pour lui source de plaisir et de légèreté.
Au fil des semaines, nous y rangeâmes des bouchées de gâteau, des goulées de limonade, des notes de musique, des éclats de rire, des parcelles de câlins, des bribes de chatouilles, et même des miettes de blagues à deux balles.

Parallèlement, les traitements se succédaient, sans grand résultat, et au fil des jours, Sacha n'en finissait pas de rapetisser. Et au fur et à mesure qu'il perdait de la matière, la boîte me semblait en gagner, et bientôt elle me parut immense face à ce petit bout d'homme dont il ne restait presque plus rien. Elle était devenue véritablement un coffre pour lui, et je devais l'aider à en soulever le couvercle. À chaque fois, c'était un émerveillement renouvelé. Il prenait ce bouillonnement de vie en pleine figure, et se trouvait enveloppé d'une quiétude délicieuse.

Et puis un matin de septembre, alors que la lumière de l'aube réchauffait la pâleur des draps, je trouvai le lit vide. Seule, au milieu du lit défait, la boîte, imposante, manifestait sa présence avec une légère arrogance.
Je m'assis au bord du lit, effleurai la toile de coton, là où mon petit garçon avait passé tant de nuits, blotti au cœur d'un écrin aimant et rassurant.
Je pris la boîte et la posai sur mes genoux. Je passai la main sur le couvercle, avec la même douceur que je mettais au creux de mes paumes lorsque je caressais Sacha. L'émotion étreignait mon cœur, verrouillait ma respiration, tétanisait mes pensées. Très lentement, du bout des doigts, avec déférence, je soulevai le toit du monde. Une lueur opaline s'échappa dans un halo nitescent. La boîte me sembla vide. Mais au fond, je perçus comme un tressaillement. Quelque chose bougeait, se contorsionnait, se libérait.
Et soudain, dans un bruissement délicat, une piéride blanche avec deux yeux noirs au bout des ailes prit son envol et s'élança par la fenêtre ouverte, bravant le tonnerre et la pluie.

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