Au départ tout nous destinait à grouiller de la même façon, Catherine et moi. Même parents, même enfance, même maison familiale dans le Beaujolais. Mêmes allers-retours à l'école à pied ... [+]

Pourquoi on a aimé ?
Cocasse et touchant à la fois, ce texte souligne avec adresse une problématique à laquelle les parents sont souvent confrontés. L'auteur transmet
On a planté quelques bougies sur les fraises pour faire officiel, mais Lou ne voulait pas vraiment d'anniversaire. « Tu veux quoi pour tes vingt-et-un ans ? » La question trotte depuis quelques jours. Nous échangions avec ma mère au téléphone. « Et pour ta sœur, t'as une idée ? »
Depuis que nous avons grandi, les parents se creusent la tête. Petites, c'était simple. Les listes interminables au père Noël, les jouets entourés dans les catalogues, les obsessions de Lou des mois à l'avance pour un Roboreptile ou un Furby parlant, les miennes pour ma collection d'ânes en peluche ou les kits de travaux manuels. Sous les gâteaux et les sapins, les cadeaux semblaient dégringoler du ciel, en déluge. Je n'ai jamais saisi comment, le père Noël pourtant avait des dettes à payer, des charges, des creux ; père Noël intermittent dont l'aisance financière fait des courbes acérées, des angles avec des sommets et des crevasses soudaines.
Un jour, ma mère m'a avoué que le père Noël avait trouvé un portefeuille plein sous le siège d'un train. J'imagine que tous les ans se produisait l'un de ces miracles de Noël.
Pour ses vingt-et-un ans, Lou ne voulait rien. « Rien, vous prenez pas la tête », la pire prise de tête pour eux alors. Lou gagne sa vie, mieux que mes parents et moi réunis, concours de circonstances et de brillance qui l'ont menée à l'autonomie financière, bien qu'elle ne décolle pas de l'appartement. La vie y est douce, il n'y a pas de raison pour elle de s'envoler. C'est vrai : moi je fais mes études ailleurs, et souvent la solitude de mon studio m'écrase, j'appelle ma mère juste pour causer, dans le téléphone sa voix est une porte sur l'enfance. Narnia de la tendresse insouciante, bulle de chaleur quand je reviens dans cet espace où il semble que rien ne peut vraiment m'atteindre.
Ma mère lui tend un paquet. Un lot de culottes noires, simples, « confort sans frottement ». Ma sœur sourit, « Merci c'est cool, j'espère que vous avez les chaussettes avec. »
Il se trouve que j'ai les chaussettes ; en plus de la première saison d'Hippocrate, achetée rapidement à la Fnac Saint Lazare en traînant derrière moi ma valise de linge sale – mes visites à Paris sont l'occasion de ne pas payer la laverie –, j'ai déniché des « rainbow socks », des paires de chaussettes courbées en arc-en-ciel, clin d'œil à l'amour de Lou pour la culture LGBTQI+. Elle ouvre le paquet et démantèle l'arc-en-ciel. Je suis déçue de voir que ce n'est en fait qu'une seule paire de chaussettes, hautes et de toutes les couleurs, dont le pliage donne l'impression de plusieurs socquettes, ce qui eût été plus pratique et rentable.
Chaque année, mon père et ma mère cherchent le cadeau consacré, celui qui domine les autres par sa pertinence, l'investissement qu'il constitue ou son originalité. Pour mes dix-huit ans, alors que j'avais caché durant des mois sous mes cheveux un piercing fait à l'arrache dans la rue pour cinq euros, ma mère l'avait découvert et n'avait exprimé que la vexation de n'avoir pas été mise au courant. Elle m'avait ensuite montré, comme on brandit le drapeau blanc, sa seule pierre précieuse sur une boucle d'oreille.
Le cadeau consacré, après débats et réflexions, est une paire de lunettes de soleil. Quand ma mère me l'a dit, au téléphone, j'ai rétorqué que Lou ne prenait jamais le soleil. Elle n'aime pas vraiment l'extérieur Lou, enfermée dans sa chambre, elle travaille en solitaire et ne sort qu'en cas de nécessité : courses ou repérage pour ses travaux. Le dehors l'angoisse depuis qu'on risque d'y être infecté. La réclusion imposée des derniers temps, elle y a trouvé refuge. « Oui, mais bon, ça sert toujours et j'ai pas d'autre idée. » a dit ma mère. Ma sœur déballe, ne sait pas feindre : « Je, euh, des lunettes, mais je, enfin je prends pas le soleil, j'en mets jamais, je vais pas vraiment m'en servir. »
Maman vexée.
Papa à fond, « Essaye-les ma fille, waouh, c'est superclasse. »
Lou perplexe, gênée aussi de toute cette attention qui tombe à côté, cette persistance à vouloir offrir bien qu'elle ait dit et répété : « j'ai besoin de rien, vous prenez pas la tête. »
Je me tais. Je récupérerai sans doute ces lunettes, avec tout l'amour dessus.
Ma mère s'éclipse dans la cuisine. On entend le roulis des étages du lave-vaisselle, les assiettes qui s'entrechoquent et les couverts qui tintent. Dans ces moments-là, on sait qu'y mettre les pieds, dans la cuisine, nous expose à la vulnérabilité vert-de-grise propre aux événements où l'on se réunit tous les quatre. Chagrins estompés qui ne s'effacent pas et affleurent au-dessus de l'évier.
On n'a même pas fini le micro-fraisier. Je racle la chantilly qui traîne sur le carton doré, mange les pétales de fleur en papier comestible. Mon père sort comme de sa manche un autre paquet. Il le tend à Lou.
Je dis : « des chaussures ? »
La taille d'une boîte à chaussures, exactement, mais Lou dit que non, ça a l'air d'autre chose vu le poids et la résonance. Elle désassemble l'emballage, ce sont de vieilles affiches retournées sur lesquelles mon père a écrit « papier cadeau » à répétition.
— Tu aurais pu écrire « scotch » sur le scotch, argumente-t-elle.
— Oui, mais le scotch, c'est du vrai scotch.
Sous le papier, un autre carton enveloppe le cadeau, on y lit « Tool box ».
— Une boîte à outils ? dit Lou.
Mon père affiche une mine mystère et fait la sempiternelle blague de tous les cadeaux, piquée à Alain Chabat dans l'un des DVD écumés dans l'enfance :
— C'est un piano !
Elle fait glisser le carton. Une boîte en métal noire et luisante, fermée d'un système de clapet et surmontée d'une poignée coulissante.
— C'est une boîte, dit mon père.
— Une boîte ?
— Oui, pour mettre tout ce que tu veux.
— Une boîte, vide ? je demande.
— Bah oui.
Un coup d'œil complice avec Lou, je sens monter en nous le fou rire étouffé ; je me cache dans mes cheveux, mon regard fuit par delà la rambarde du balcon, je me concentre sur la nuit grisée du halo des lumières de la ville.
— Enfin, on peut la changer si tu veux, il y a d'autres couleurs, d'autres tailles. Il y en a des rouges, des grises, m'enfin je la trouvais bien en noir.
— Ah oui, elle est super en noir.
J'ai envie de pouffer, sens que Lou contient elle aussi l'éclatement, mais la fossette point, sur la joue ça se creuse – dans quelques secondes on va se foutre de sa gueule, à mon père, on essaye de taire nos rires, mais ça monte, ça monte, je repense au Roboreptile dont le paquet était plus grand qu'une Lou de six ans surexcitée.
— Elle te plaît ?
— Oui, elle est parfaite.
On éclate.
— Magnifique boîte vide, vraiment super, désolée Papa, mais c'est quand même, c'est, drôle quoi.
Je me cache dans mes paumes, hilarant cette boîte, une boîte, joyeux anniversaire Lou ; mon père est entre-deux, confus, mais finalement se joint aux rires, de ce rire de père, rare mais qui pleure en même temps, interminable hoquet.
Dans la cuisine, l'eau qui coule et le lave-vaisselle enclenché doivent bien recouvrir les éclats. Ma mère sans doute ne les entend pas.

Pourquoi on a aimé ?
Cocasse et touchant à la fois, ce texte souligne avec adresse une problématique à laquelle les parents sont souvent confrontés. L'auteur transmet
Très bien écrit et très agréable à lire !