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Le roi repousse de son front une mèche grisonnante et redresse le dos. Après la longue ascension de l'escalier du donjon, il vient enfin d'atteindre la terrasse. Il se sent las. Devant ses yeux s'étendent des terres fertiles où les paysans vaquent aux travaux des champs. Et du pied des remparts, à portée de son oreille, s'élève la rumeur d'un bourg prospère : roulement des charrois, brouhaha des voix montant du marché quotidien, cliquetis, claquements et bourdons issus des ateliers d'artisans... entrecoupés par les cris et les rires d'enfants jouant dans les ruelles. Cette débonnaire cacophonie est à ses oreilles une musique mélodieuse.

Le roi se sent las, mais plein de la légitime satisfaction de celui qui a accompli son devoir. Il s'assoit sur le créneau et, adossé au merlon, se laisse bercer par la vie qui résonne en contrebas. Son regard errant s'arrête sur ses mains oisives. Une longue entaille balafre la main gauche à laquelle il manque deux doigts. Cachée sous la riche étoffe de la manche, la cicatrice monte jusqu'à l'articulation du coude, qui a depuis longtemps perdu sa souplesse. Nombreux ont été les combats.

Il est né au sein d'un royaume déchiré, divisé par les querelles, ravagé par les fléaux, où régnaient la crainte et l'incertitude du lendemain. Dès son plus jeune âge, il avait dû affronter l'adversité, et il l'avait fait avec vigueur et courage.
Les champs aujourd'hui verdoyants n'étaient alors que friches. Terrorisés par les guerres et les razzias, les paysans avaient fui, et la terre à l'abandon ne portait que de chétives moissons. Il était rare d'assouvir sa faim. Les greniers étaient vides. L'ennemi était aux portes. Délaissant ses jeux, le trop jeune monarque s'était lancé dans l'inévitable affrontement. Et comme il est ardu de vivre en paix avec des gens qui aspirent à votre perte, il avait passé sa jeunesse à guerroyer contre Begorf le dément, Zorme la tordue et Dolfi le sanguinaire...
Enfin, la dernière attaque repoussée, le dernier ennemi vaincu, le dernier rival dissuadé de défier un aussi tenace adversaire, la paix s'était rétablie dans le royaume. Avec elle, les habitants étaient revenus. Il était temps de reconstruire, de semer.

Le roi baisse les yeux vers les maisons appuyées contre le flanc de la forteresse comme des poussins sous une aile protectrice. Son regard court sur les champs où les épis ondulent au vent, sur les vergers où mûrissent les fruits de ses années de luttes.
Plus loin, sur le rivage, il aperçoit dans la falaise l'antre d'où le Grand Dragon surgissait, foudroyant, fondait sur ses proies, les enlevait et s'engloutissait avec elles dans les ténèbres des abysses. Combien d'enfants ont disparu, déchiquetés dans la gueule du monstre... La sempiternelle menace a pris fin. La grotte est désormais vide. La fine chemise de soie brodée cache un flanc couturé de cicatrices, douloureuses lorsque souffle le vent du large. Son jeune frère, qui se tenait à ses côtés pour affronter la bête, n'a pas survécu aux crocs du monstre. Il repose en héros, là-bas, sous un tumulus d'herbe toujours verte, que nul ne s'aviserait de faucher.

Sur les collines moutonnent les frondaisons de la forêt aux sortilèges, désormais inoffensive. Longtemps, le roi avait refusé d'y prêter attention. Il avait trop de combats à mener pour accorder son temps à des légendes de forêts ensorcelées, où les gens se transformeraient en oiseaux... Puis, un jour, son épouse et ses enfants s'étaient envolés.
Alors le roi s'enfonça dans la sombre forêt pour découvrir l'origine du maléfice et retrouver sa famille disparue. Mais durant cette terrible quête, tous ses compagnons se volatilisèrent l'un après l'autre...
Quand il ne resta plus que lui, un soir, dans un hallier, il trouva l'Arbre : le très vieil arbre, le plus noueux des arbres, grimaçant et tordu, qui plonge ses racines si profondément dans la terre noire et froide, et déploie ses branches torses comme des griffes dans le ciel. Se sentant seul et chétif comme plume au vent devant ce colosse enraciné, il demanda :
— Pourquoi sont-ils changés en oiseaux ?
— Tous les jours, tu viendras, et tous les jours tu le demanderas.
— Et qu'obtiendrais-je ?
— Tu ne le sauras que si tu essayes.
Dès lors, tous les jours, le roi vint au grand galop jusqu'au vieil arbre. Il demanda encore et encore, mais n'obtint jamais réponse.
Puis, un jour d'hiver, par un matin glacial, le roi leva son épée contre le vieil arbre et en frappa le tronc. Alors, la voix terreuse, jadis entendue, résonna de nouveau.
— Que veux-tu ?
— Que tous ceux qui ont été frappés par le sortilège redeviennent des êtres humains. Maintenant et à tout jamais.
— C'est ce que tu demandes ?
— Je ne le demande pas, je l'exige ! Je n'attendrai pas plus longtemps. Exécute-toi, sans quoi je t'abattrai.
— Qu'il en soit ainsi.
Et dans l'instant, on vit nombre d'oiseaux perdre leurs plumes ; pinsons, mésanges et corneilles redevinrent des humains qui se tenaient nus dans la bise glaciale : les compagnons d'armes, ainsi que tous les hommes, les femmes, et les enfants qu'on avait perdus depuis tant d'années.
Mais pas la famille du roi.
— Où sont mon épouse et mes enfants ? Pourquoi n'ont-ils pas repris forme humaine ?
— Ils l'ont fait. Mais ils avaient été métamorphosés en hirondelles, et quand le froid est venu, ils ont pris leur vol pour la migration d'automne vers l'autre côté du Monde. Maintenant ils n'ont plus d'ailes pour revenir, et tu ne les reverras jamais.

Ainsi le roi vit-il seul.
À ses pieds, dans le bourg, vaquent les familles sur lesquelles il veille comme un père sur ses enfants.

Le roi a toujours aimé la paix. Il n'aspirait pas aux combats. Mais il était un combattant acharné, la vie y avait pourvu. Seul un guerrier formidable avait pu faire face à tant de batailles. Le torrent des guerres avait déferlé en emportant les jours et les années.

Il a accompli son devoir, fait face, et a bravement livré tous les combats. Il est sorti victorieux de tant d'affrontements. Aujourd'hui c'est un monarque honoré par ses sujets, craint par ses ennemis, respecté par tous. La richesse et la paix règnent en son royaume.
Le roi est satisfait, mais il se sent très las... et il porte tant de cicatrices.

Après de si longues années de luttes, le temps est enfin venu de poser les armes, désormais inutiles. Mais que sait-il faire d'autre ?

Il soupire, jette un dernier coup d'œil au paysage qu'il domine, et repart vers la salle des gardes et le salon d'apparat. Soudain, en chemin, ses yeux s'arrêtent sur une porte tombée dans l'oubli. Il se fige sur le palier, puis pousse le vieux vantail qui résiste en grinçant, et s'enfonce dans la partie ancienne du château. Il emprunte des couloirs que plus personne ne parcourt, traverse des salles silencieuses, arpente un long corridor depuis longtemps désaffecté.
Tout au bout, une petite porte s'ouvre sur une chambre d'enfant. C'est une jolie chambre, où le soleil entre à flots par la fenêtre, en dépit des toiles d'araignées qui voilent les carreaux. Tout y est uniformément gris, mais lorsque le roi s'avance dans la pièce, le léger souffle d'air dérange la nappe de poussière, il en naît de minuscules tourbillons qui tournoient et voltigent dans les rayons de lumière. Partout où il pose ses pas ou ses doigts, la poussière qui s'envole laisse apercevoir un peu des couleurs chatoyantes qui dorment au-dessous, vives comme braises sous les cendres. Au pied du lit d'enfant repose la précieuse mandoline dont sa main diminuée ne saurait tirer le moindre accord. Sur le petit bureau, des crayons de couleur restent éparpillés autour de dessins inachevés. Le roi ramasse un feuillet, et lorsqu'il souffle la poussière qui recouvre le parchemin, revivent les sonnets naïfs et délicats d'un petit garçon qui voulait être poète.

Il se penche vers le miroir terni et en balaye de la main la surface. Alors, à travers les stries de poussière, il aperçoit quelqu'un qui lui retourne son regard, mais ce n'est pas le reflet de sa face aux traits marqués.

Des profondeurs de son enfance s'élève vers lui un petit visage pâle, et le roi voit flotter les fantômes de ses rêves dans les yeux du petit prince oublié.

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