Retirés

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Un récit très bien rythmé, dans un univers dystopique clair, brossé en quelques traits. L'auteur met l'accent sur la fuite, et dissémine

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— Sautez ! Maintenant ! Vous avez trois minutes pour rejoindre l'arrière du bâtiment.
Ses grosses chaussures martèlent le sol. Il ouvre la porte du conteneur suivant d'un claquement sec. Mêmes consignes.
Nous traînons sur le quai, ruisselants après trois heures enfermés dans ces cubes d'acier. Un arrêt au milieu de rien pour laisser passer un train en sens inverse, nous disposons de cinq minutes pour nous extraire de ce convoi de marchandises. Sans doute l'unique faille du système, l'unique endroit sans caméra, sans détecteur de présence, l'unique passage pour sortir du Nouveau Monde.

Depuis les évènements, les survivants occupent sept cités couvertes d'un dôme récupérant les eaux de pluie et la lumière et bloquant les vents, la chaleur, les effluves toxiques et les étrangers. Leur gouvernance a été confiée au robot Phénix, son intelligence artificielle applique un programme simple : protéger et rationner. Il nous protège surtout de notre propre voracité, il équilibre nos besoins aux dernières ressources disponibles.
Tous les pays riches ont choisi le même robot, ainsi est né le Nouveau Monde.

Nous sommes douze, alignés contre le mur pour attraper le peu d'ombre offerte par le bâtiment. Les parpaings recrachent le feu du soleil et face aux rafales de vent, nos corps suintent, nos peaux se rétractent, nous n'avons jamais eu aussi chaud de notre vie.
— Quelqu'un a-t-il des regrets ?
— Tu crois qu'on vient de se taper trois heures coincés contre des sacs de céréales pour retourner dès ce soir entre...
— Garde ta salive, tu vas en avoir besoin ! Je répète : quelqu'un a-t-il des regrets ?
Silence, aucun mouvement.
— Bien. Votre réserve d'eau suffira à peine aux trente minutes de marche pour rejoindre l'abri. Ne vous laissez pas distancer et couvrez-vous bien la tête.
Le passeur est parti, nous le suivons, disciplinés. Autour de nous, le gris a tout avalé, le sol couvert d'une végétation invasive, les rochers déchaussés par les salves de pluie, les arbres aux écorces dures et aux feuilles minuscules et les dernières maisons barricadées. Nous nous assombrissons de ce paysage. Nos sacs nous écrasent les épaules, diffusent des douleurs dans des muscles que nous ignorions.
Nous manquons de souffle.
Le passeur ne ralentit pas, nous suivons par instinct de survie. Les assauts du vent brûlent nos joues, nos oreilles, notre nuque, nos mains ; nous comprenons pourquoi seuls les yeux de notre guide dépassent de son large vêtement, ce n'est pas à nous qu'il dissimule sa peau. Nous n'avons jamais eu aussi chaud de notre vie.
À la cité, Phénix maintient l'atmosphère constante malgré les aléas climatiques. Le robot ajuste température et luminosité pour pallier aux variations saisonnières. La durée d'illumination de jour détermine l'indispensable production électrique.
Elle impacte une autre activité plus clandestine : le départ des opposants au Nouveau Monde. Phénix évalue à plusieurs centaines, les personnes qui, chaque année, se retirent, de nuit, sur des territoires sauvages. Leurs chances de survie sont faibles, aucun risque que les retirés puissent un jour mener une révolte. Alors, Phénix tait le phénomène, ses algorithmes prédisent son essoufflement puis sa rapide disparition.
Les opposants opèrent aux équinoxes, marchent au cours des longues nuits tempérées.
Nous arrivons enfin à une église, rare édifice encore debout. Le passeur nous conduit dans la fraîcheur de la crypte. Nous disposons de quatre heures de repos avant le coucher du soleil. Nous nous allongeons épuisés sur le sol. Très vite, nous nous endormons.
— Debout, mettez-vous en ligne, videz vos sacs entièrement, étalez vos affaires devant vous.
— C'est quoi cette blague ? Il n'a jamais été question de...
— Toi, je te l'ai déjà dit : économise ta salive. Tu fais ce qu'on te dit et tu te bouges le cul !
— Tu vas me parler autrement ! Je me barre de la cité parce que je supporte plus les ordres du robot, c'est pas pour...
— Alors dégage d'ici !
L'autre ramasse ses affaires, commence à les fourrer dans son sac.
— La porte d'accès est à trois jours de marche, quatre-vingts bornes.
La voix du passeur est tendue. L'autre comprend. Il rejoint la ligne et vide son sac.
— Maintenant, déshabillez-vous et entassez vos vêtements.
Nous obéissons, silencieux.
— Vous n'avez pas compris. Déshabillez-vous entièrement : virez aussi calbuts et soutifs.
— On n'est pas venus pour se faire humilier, tu fais...
— Encore un mot et je t'envoie crever dans la cambrousse. C'est clair ?
L'autre baisse les yeux. D'un mouvement, son slip glisse aux chevilles.
Un courant d'air humide glisse sur nos peaux, elles frémissent. Nous avons froid pour la première fois depuis de départ.
Un homme entre. Il tient une machine ressemblant à un détecteur de métaux.
— Nos pratiques relèvent de la plus élémentaire prudence. Phénix dissimule des puces pour collecter quantité de vos données personnelles. On va détruire ces mouchards.
La machine survole une à une chacune de nos affaires. Elle vibre, clignote, siffle au contact d'un stylo, d'une brosse à dents, d'une culotte... Elle avale et déchiquette le matériel infesté.
Ensuite, nous recomposons nos sacs, l'homme nous tend à certains un stylo, ou une brosse à dents neuve... en remplacement. Nous nous rhabillons. Chaudement, c'est un conseil du passeur. Nous recevons un thermos d'eau chaude. Nous sommes lavés de notre attache à Phénix. Nous repartons.

— La terre, lessivée, continue malgré tout à produire. Il vous faut reconnaître les feuilles, les fruits, les racines comestibles et apprendre à les préparer. Question de survie.
Cette nuit, la patience du passeur a effacé son autoritarisme. Nous avons appris, cueilli, goûté. Dans la poêle, l'huile chatouille les tranches de cèpes gluantes, les pousses de thym et l'ail sauvage. Nous compléterons le repas avec de longues feuilles durcies de pissenlit, de raisins piquetés de gris et des baies.
Leurs odeurs pointues et amères flottent autour de l'autel de l'église. Nous les avions oubliées. À la cité, Phénix distribue des rations équilibrées, respectueuses des capacités de la terre. On dit qu'il ajoute des mixtures pour endormir le désir sexuel et empêcher tout sursaut démographique, et d'autres pour dompter l'agressivité et la frustration.
— Je ne vais pas pouvoir.
— Qu'est-ce que tu crois ? Que Phénix va t'envoyer un colis repas chaque jour ? C'est fini le petit confort maintenant !
— Ce n'est pas contre vous, mais ça va pas être possible d'avaler ça.
— Alors on va être clair : y a rien d'autre à bouffer, ni pour aujourd'hui ni pour les jours d'après ! Soit tu t'y mets, soit tu remontes dans le prochain train.
Nous goûtons. Nos visages grimacent. Nos ventres brûlent, ils ne savent pas quoi faire de cette rusticité. Nos estomacs se contorsionnent, nos gorges se noient. Nous avons de la liberté plein la bouche et elle n'a pas le goût espéré.
Nous sortons précipitamment de l'église et le soleil brûlant nous flanque un coup salutaire. Nous vomissons.
— Debout ! Départ dans une heure. N'oubliez pas de déjeuner avec votre raisin. Votre estomac, il vous faut l'entraîner...

Dernière nuit de marche, nous traverserons le Gardon. Le passeur accorde une pause pour nous laver.
La lune pleine teinte de blanc les roches et se reflète dans l'eau. Nous sommes nus, les pieds accrochés aux pierres glissantes du ruisseau. Nos peaux tressaillent de la douceur de l'eau, de la fraîcheur laissée par le vent plus tendre de la nuit. Nos yeux salivent de la découverte de nos corps oubliés, de la ligne fluide entre la nuque et le bas du dos, des saillies de muscles contractés. Nos ventres se gonflent, nos poils se tendent. Nous sommes chauds dedans, comme nous ne l'avons jamais été auparavant. Nous nous sentons vivants.
Au matin, le passeur nous lâchera, nous quitterons le Nouveau Monde, nous deviendrons des retirés.
Demain sera le premier jour de mon autre vie.
Je l'éprouverai, pleinement.

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