La nuit australe était tombée depuis longtemps sur la vallée du Paradis, et la brume recouvrait le vieux port, comme souvent en début d’hiver. Cassie retint un hurlement. Une forme souple et ... [+]
Dolorès ne gardait aucune trace du moment où la sensation de vie lui était apparue. Ses souvenirs s’arrêtaient à une lueur mauve qui se faufilait à travers ses paupières, à des martèlements lancinants qui faisaient vibrer ses tympans et aux odeurs de formol et d’azote qui avaient trouvé le chemin de ses narines. Ses membres ne répondaient pas, comme si une cloison étanche les isolait de sa volonté, à moins qu’une masse issue du néant les ait tout simplement broyés.
Très vite, tout bascula. Le rythme des sons s’emballa, comme un métronome pris de folie, immédiatement suivi par le hurlement d’une sirène et d’assauts de flashes d’un rouge intense. Des ondes de souffrance à intervalles rapprochés balayaient son corps, sans qu’elle puisse en identifier la cause. Le délitement de ses propres organes ou des agressions venues de l’extérieur ?
Les paupières de la jeune femme s’ouvrirent complètement et son regard s’arrêta sur de gros chiffres lumineux qui s’affichaient derrière une plaque de verre embuée : 2046 et -160°C. Le puzzle de ses souvenirs se reconstituait, et elle tressaillit d’horreur. Ces compteurs auraient dû indiquer 2100 et +37°C.
Le pire était donc arrivé. Pourtant, le professeur Stunt lui avait affirmé que les procédures éliminaient complètement cette éventualité. Il l’avait dupée avec ses belles paroles. Elle aurait dû laisser le mal qui la rongeait faire son œuvre. Elle avait tout tenté pour repousser l’échéance fatale. La fortune laissée par ses parents prématurément disparus lui permettait. En vain.
Dolorès avait découvert les travaux de Jasper Stunt par des réseaux sociaux qui ne tarissaient pas d’éloges sur ses conceptions de l’avenir de l’humanité. Elle n’avait pas voulu voir que leurs auteurs n’étaient pas en position de juger. Comment avait-elle pu confier sa vie à un inconnu trouvé sur internet ? Certes, l’homme était avenant et rassurant, dans son immense bureau blanc avec vue sur le Pacifique dominant les toits de la clinique entourée de verdure à quelques miles de Los Angeles. Ses hôtes, comme il les appelait, semblaient si sereins, une sorte de sourire tendant leurs visages blancs qui irradiaient de paix à travers les sarcophages de verre dans la petite cellule décorée à leur demande. Sur la galerie en surplomb d’où elle avait choisi la sienne, le froid intense de la cryogénie semblait irréel.
Elle avait dû faire vite. Chaque jour perdu rendrait plus difficile le traitement de son mal, quand il serait disponible. Pas avant 2080, avait affirmé le professeur. Alors, par précautions, ils avaient fixé la date du réveil en 2100, le 10 janvier, pour laisser passer les fêtes, avait-il ajouté sans rire. Dolorès avait payé d’avance le séjour, presque toute sa fortune. Elle avait aussi confié à la société de Stunt ce qu’il en restait pour financer les soins après son réveil. Une organisation parfaite, rassurante, un avenir qui lui éviterait les douleurs de l’agonie et qui sonnait comme un pied de nez à ce monde qui avait ignoré sa maladie orpheline. Tout s’était passé comme prévu et elle s’était endormie sereinement dans une jolie chambre de la clinique, au son du ressac du Pacifique. Mais tout s’écroulait à cet instant, quelque part en 2046.
Si ce déferlement de décibels et de flashes continuaient, sa tête allait exploser. Chaque parcelle de son corps sans espoir de mouvement lui faisait mal, comme si des milliers d’aiguilles chauffées à blanc tentaient de le transpercer. La coque translucide qui recouvrait ses orbites se fissurait, rendant sa vision floue et incertaine. L’horreur s’était emparée d’elle. La souffrance qu’elle avait voulu s’épargner était dérisoire à côté de celle qui l’attendait. Et tout ceci aurait été vain. Le professeur lui avait dit : jamais un patient sorti de la cryogénie n’y avait été replongé et l’issue d’un tel processus était inconnue, la mort selon toute vraisemblance. Quand la température dépasserait les -120°C, la décomposition deviendrait inéluctable en quelques minutes.
Pourquoi donc personne ne s’occupait d’elle ? Où étaient passés ce professeur et ses assistants ? Ils n’entendaient pas les alarmes ? Ils ne pouvaient avoir tous disparu en 25 ans. A moins que, eux aussi, assistent impuissants à l’écroulement de leur projet depuis leur sarcophage?
La douleur avait atteint un paroxysme quand le silence se fit, abrupt, seulement ponctué par les hoquets désordonnés. Les flashes cessèrent, et une ombre grisâtre enroba le sarcophage. Le compteur marquait -140°C, et la température ne cessait de remonter. Bientôt l’irréversibilité serait atteinte et son corps se désagrégerait, entouré de cette vaine technologie.
La lumière se fit aveuglante, en même temps que des voix se faisaient entendre. Soudain, un visage à la barbe blanche soigneusement taillée et au regard bleu acier s’encadra dans la lucarne face à elle. Elle aurait reconnu cette élégance entre mille, même après toutes ces années. Sa dernière image avant de s’endormir. Sauf que le calme et l’assurance du praticien avaient fait place au désarroi. Le timbre de la voix n’avait pas changé, mais elle tremblait sous l’émotion :
- Que se passe-t-il ? Nous allons atteindre la température critique.
- C’est la pompe primaire qui est en panne, répondit une voix basse venue de derrière lui.
- C’est la troisième qui lâche en un an. Vous m’aviez garanti qu’elles étaient prévues pour fonctionner un siècle, objecta rageusement Stunt.
Son interlocuteur bégaya :
- En conditions normales, oui. Mais nous n’avions pas prévu une telle élévation de température extérieure. Le réchauffement climatique...
- Dans dix minutes le caisson aura atteint le point de non-retour. Changez cette pompe ! intima le médecin.
- C’est inutile. Il est déjà trop tard et il ne nous en reste qu’une. Plus personne ne sait fabriquer ces antiquités. Les réparations prennent des mois. Si nous l’installons, nous ne pourrons plus accepter de patient.
Un silence se fit. Dolorès sentait sa peau se craqueler sous la douleur.
- Je sais, répondit le professeur d’un ton las, mais nous devons lui laisser une chance. Faites-le. En cas d’autre panne, il restera toujours celle que je me réservais.
Les battements chaotiques cessèrent, laissant place à des bruits de succion, de gaz sous pression et de tuyaux qui s’entrechoquaient. En quelques secondes, la température remonta encore mais la jeune femme avait atteint le seuil de douleur admissible et les chiffres qui défilaient n’avaient plus de signification pour elle.
- Nous sommes en train de la perdre, cria Stunt.
- J’ai presque terminé, furent les derniers mots que Dolorès distingua avant que sa conscience s’évanouisse. Elle va pouvoir poursuivre son voyage.
- Et où croyez-vous qu’il va l’amener maintenant ? demanda le professeur, d’un ton amer.
- En 2100... ou vers le néant, répondit l’ingénieur. Elle seule le saura. Peut-être... Mais pas nous.
Très vite, tout bascula. Le rythme des sons s’emballa, comme un métronome pris de folie, immédiatement suivi par le hurlement d’une sirène et d’assauts de flashes d’un rouge intense. Des ondes de souffrance à intervalles rapprochés balayaient son corps, sans qu’elle puisse en identifier la cause. Le délitement de ses propres organes ou des agressions venues de l’extérieur ?
Les paupières de la jeune femme s’ouvrirent complètement et son regard s’arrêta sur de gros chiffres lumineux qui s’affichaient derrière une plaque de verre embuée : 2046 et -160°C. Le puzzle de ses souvenirs se reconstituait, et elle tressaillit d’horreur. Ces compteurs auraient dû indiquer 2100 et +37°C.
Le pire était donc arrivé. Pourtant, le professeur Stunt lui avait affirmé que les procédures éliminaient complètement cette éventualité. Il l’avait dupée avec ses belles paroles. Elle aurait dû laisser le mal qui la rongeait faire son œuvre. Elle avait tout tenté pour repousser l’échéance fatale. La fortune laissée par ses parents prématurément disparus lui permettait. En vain.
Dolorès avait découvert les travaux de Jasper Stunt par des réseaux sociaux qui ne tarissaient pas d’éloges sur ses conceptions de l’avenir de l’humanité. Elle n’avait pas voulu voir que leurs auteurs n’étaient pas en position de juger. Comment avait-elle pu confier sa vie à un inconnu trouvé sur internet ? Certes, l’homme était avenant et rassurant, dans son immense bureau blanc avec vue sur le Pacifique dominant les toits de la clinique entourée de verdure à quelques miles de Los Angeles. Ses hôtes, comme il les appelait, semblaient si sereins, une sorte de sourire tendant leurs visages blancs qui irradiaient de paix à travers les sarcophages de verre dans la petite cellule décorée à leur demande. Sur la galerie en surplomb d’où elle avait choisi la sienne, le froid intense de la cryogénie semblait irréel.
Elle avait dû faire vite. Chaque jour perdu rendrait plus difficile le traitement de son mal, quand il serait disponible. Pas avant 2080, avait affirmé le professeur. Alors, par précautions, ils avaient fixé la date du réveil en 2100, le 10 janvier, pour laisser passer les fêtes, avait-il ajouté sans rire. Dolorès avait payé d’avance le séjour, presque toute sa fortune. Elle avait aussi confié à la société de Stunt ce qu’il en restait pour financer les soins après son réveil. Une organisation parfaite, rassurante, un avenir qui lui éviterait les douleurs de l’agonie et qui sonnait comme un pied de nez à ce monde qui avait ignoré sa maladie orpheline. Tout s’était passé comme prévu et elle s’était endormie sereinement dans une jolie chambre de la clinique, au son du ressac du Pacifique. Mais tout s’écroulait à cet instant, quelque part en 2046.
Si ce déferlement de décibels et de flashes continuaient, sa tête allait exploser. Chaque parcelle de son corps sans espoir de mouvement lui faisait mal, comme si des milliers d’aiguilles chauffées à blanc tentaient de le transpercer. La coque translucide qui recouvrait ses orbites se fissurait, rendant sa vision floue et incertaine. L’horreur s’était emparée d’elle. La souffrance qu’elle avait voulu s’épargner était dérisoire à côté de celle qui l’attendait. Et tout ceci aurait été vain. Le professeur lui avait dit : jamais un patient sorti de la cryogénie n’y avait été replongé et l’issue d’un tel processus était inconnue, la mort selon toute vraisemblance. Quand la température dépasserait les -120°C, la décomposition deviendrait inéluctable en quelques minutes.
Pourquoi donc personne ne s’occupait d’elle ? Où étaient passés ce professeur et ses assistants ? Ils n’entendaient pas les alarmes ? Ils ne pouvaient avoir tous disparu en 25 ans. A moins que, eux aussi, assistent impuissants à l’écroulement de leur projet depuis leur sarcophage?
La douleur avait atteint un paroxysme quand le silence se fit, abrupt, seulement ponctué par les hoquets désordonnés. Les flashes cessèrent, et une ombre grisâtre enroba le sarcophage. Le compteur marquait -140°C, et la température ne cessait de remonter. Bientôt l’irréversibilité serait atteinte et son corps se désagrégerait, entouré de cette vaine technologie.
La lumière se fit aveuglante, en même temps que des voix se faisaient entendre. Soudain, un visage à la barbe blanche soigneusement taillée et au regard bleu acier s’encadra dans la lucarne face à elle. Elle aurait reconnu cette élégance entre mille, même après toutes ces années. Sa dernière image avant de s’endormir. Sauf que le calme et l’assurance du praticien avaient fait place au désarroi. Le timbre de la voix n’avait pas changé, mais elle tremblait sous l’émotion :
- Que se passe-t-il ? Nous allons atteindre la température critique.
- C’est la pompe primaire qui est en panne, répondit une voix basse venue de derrière lui.
- C’est la troisième qui lâche en un an. Vous m’aviez garanti qu’elles étaient prévues pour fonctionner un siècle, objecta rageusement Stunt.
Son interlocuteur bégaya :
- En conditions normales, oui. Mais nous n’avions pas prévu une telle élévation de température extérieure. Le réchauffement climatique...
- Dans dix minutes le caisson aura atteint le point de non-retour. Changez cette pompe ! intima le médecin.
- C’est inutile. Il est déjà trop tard et il ne nous en reste qu’une. Plus personne ne sait fabriquer ces antiquités. Les réparations prennent des mois. Si nous l’installons, nous ne pourrons plus accepter de patient.
Un silence se fit. Dolorès sentait sa peau se craqueler sous la douleur.
- Je sais, répondit le professeur d’un ton las, mais nous devons lui laisser une chance. Faites-le. En cas d’autre panne, il restera toujours celle que je me réservais.
Les battements chaotiques cessèrent, laissant place à des bruits de succion, de gaz sous pression et de tuyaux qui s’entrechoquaient. En quelques secondes, la température remonta encore mais la jeune femme avait atteint le seuil de douleur admissible et les chiffres qui défilaient n’avaient plus de signification pour elle.
- Nous sommes en train de la perdre, cria Stunt.
- J’ai presque terminé, furent les derniers mots que Dolorès distingua avant que sa conscience s’évanouisse. Elle va pouvoir poursuivre son voyage.
- Et où croyez-vous qu’il va l’amener maintenant ? demanda le professeur, d’un ton amer.
- En 2100... ou vers le néant, répondit l’ingénieur. Elle seule le saura. Peut-être... Mais pas nous.
Je vous invite à une lecture si vous le souhaitez : Le tableau (Cyrille Conte)