Puig

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À mon père A ceux et celles qui ont adouci son absence Du jour où la Terre a perdu de son étrangeté

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Le jour s'en va sur des volets mi-clos
Donnons-nous le bras
Et si l'un meurt
L'autre fleurira sa tombe



Dis, tu te souviens, Puig, quand on était gosses, qu'on dévalait sur nos vélos la route en lacets qui descend de Tibidabo ? Il fallait bien qu'on soit fous. Tu étais toujours le premier, tu n'avais pas peur toi ! Tu descendais en lâchant le guidon, tu écartais les bras et tu imitais les avions. Et comme ça n'allait pas assez vite encore, tu pédalais de toutes tes forces en chantant à tue-tête « Hay Carmela » ! Moi, je me crispais sur les poignées de frein et je sentais le vent froid de la vitesse qui glaçait la sueur sous mes aisselles. J'essayais bien de te suivre mais je n'y arrivais pas. En bas de la pente, tu m'attendais avec ton grand sourire. Tu souriais d'ivresse. Quand je m'arrêtais, tu posais ta main sur ma poitrine, à l'endroit du cœur et tu disais : « Badaboum bam bam ! Ça bat la chamade là-dedans ! T'aurais pas eu un peu peur, toi ? »
Je ne répondais pas. Je haussais les épaules. Bien sûr que si, que j'avais peur. Je peux te le dire maintenant, j'ai passé mon enfance à avoir peur en te suivant partout mais j'aurais cent fois préféré ne pas vivre que de ne pas être avec toi.
— Imagine que tu es un oiseau ! Là, fais comme moi, regarde, je m'envole !
Tu courais, les yeux fermés, sur le parapet de la terrasse du parc Güel. Moi, je m'exerçais au centre de l'esplanade et la tête me tournait immédiatement. Alors tu me prenais par la main et en riant tu me disais que jamais, jamais je ne volerais parce que j'avais le derrière trop lourd. Je riais moi aussi... Tu te souviens Puig ?

Rappelle-toi ce jour sans fin d'été, le jour où j'ai dû quitter Barcelone. J'avais quatorze ans – deux ans de moins que toi –, et mon père a voulu que je vienne habiter chez lui, à Lyon, pour continuer mes études. On a marché à travers la ville, sans se dire grand-chose. Tu me tenais par les épaules. Je crois qu'on n'était pas vraiment tristes, parce qu'on savait que c'était inéluctable et que c'était le départ vers le monde attirant des adultes... Mais tu ne souriais plus. La journée s'étirait en longueur, nous n'avions goût à rien.
— On pourrait aller une dernière fois à la plage ? C'est pas à Lyon que tu vas te baigner souvent !
On s'est baignés, nus comme quand on n'était que des gamins et on s'est fait sécher derrière les rochers en épis. On a pris le dernier tram de huit heures, sans se parler, en regardant chacun un côté de la rue. Je suis descendu le premier. Tu m'as fait signe au revoir par la vitre et tu m'as dit quelque chose que je n'ai pas compris. Le lendemain, j'étais en France. C'était hier, tout ça, Puig, avant-hier tout au plus !

Nous nous sommes écrit assez régulièrement pendant les premières années. Tu es venu une fois, en juillet, passer quelques jours à Lyon. Tu avais changé, grandi, vieilli beaucoup plus vite que moi. Nous n'avons pas retrouvé la complicité de l'enfance et, parfois, il y avait un peu de gêne entre nous : nous avions commencé à vivre de façon différente. Il fallait réapprendre à se connaître, à tolérer ce qu'on ne connaissait pas l'un de l'autre. Je garde un souvenir particulièrement fort de ces heures troubles, souvent silencieuses, à errer dans les rues de Lyon. C'est toi qui, par la suite, a espacé ta correspondance. Il m'arrivait d'attendre plusieurs mois pour avoir de tes nouvelles. J'avais vingt-et-un ans quand j'ai reçu ta dernière lettre où tu m'as annoncé, de façon laconique, que tu étais malade. Une lettre amère à laquelle tu m'as demandé de ne pas répondre.
En mai de la même année, j'ai reçu un courrier de ta mère m'apprenant ton suicide.

Tu es allé un après-midi tiède du mois d'avril à Tibidabo, tu es entré dans le parc d'attractions. Sans hésiter, tel que dans mon souvenir, tu es allé vers la grande roue qui domine le sommet de la colline et la vallée tout entière. Tu t'es installé dans une nacelle, avec ton éternel bon sourire. La maladie s'acharnait à te rendre autre, plus faible et moins homme. Tu avais compris depuis longtemps déjà que la mort, c'est le triomphe de la pesanteur : quand la nacelle s'est arrêtée en haut de sa course, tu as embrassé l'horizon et, les yeux grands ouverts, tu t'es jeté dans le vide. Lorsque tu t'es approché du sol, tu as redressé la tête, à la manière des avions de chasse que nous regardions dans le ciel, et tu es remonté vers le soleil. Je sais que tu as souri à la mort, je te l'ai vu faire tant de fois : s'est-elle laissé attendrir ? Où es-tu maintenant Puig ?

Je suis revenu à Barcelone, plus tard, en octobre. J'ai traîné dans la ville, partout où ma mémoire s'éraille et saigne. Les après-midi, je vais au parc Güel et je m'assois sur la terrasse : aujourd'hui je n'ai personne pour me tenir la main au bord du précipice. Je pense alors à toi et je crois que, quand le temps sera venu, je choisirai, moi aussi, de finir oiseau. J'aurai le courage, Puig, je te le promets ! J'irai habiter le sommet d'un arbre du parc et je regarderai ceux qui, ivres de vie, descendent en piqué sur les quartiers bas de la ville. L'un d'eux, je le sais, je l'entends déjà, chantera à tue-tête « Hay Carmela ».

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