En cette matinée estivale de l'an 1692, le Dark Bird avait largué les amarres au large de l'île de la Tortue. Sur le pont du navire, le quartier-maître avait réuni l'équipage afin d'annonce ... [+]
Franz est mort. Son corps gît à quelques mètres de moi. Je suis assis le dos appuyé contre la paroi. Mon genou gauche est en miettes et je suis incapable de bouger le bras droit. Je n'arrive plus à savoir depuis combien de temps je suis ici, pris au piège dans cette caverne qui est en train de devenir une fournaise. C’est comme si Dieu avait allumé un réchaud à gaz géant sous mes pieds.
Je ferme les yeux. Je vois Linda traverser le salon devant moi. Elle est uniquement vêtue d’une petite culotte en dentelle bleue dans laquelle ses fesses, emportées par le mouvement aérien de ses longues jambes fines, exécutent une chorégraphie sensuelle et électrique. Elle s’arrête devant la fenêtre. Je m’approche. Ses cheveux ébouriffés et son regard étincelant donnent à son visage un aspect sauvage qui contraste avec la vision angélique du reste de son corps et de sa peau blanche illuminée par les rayons du soleil. Elle me sourit malicieusement puis passe sa main droite dans mon dos. Linda effleure et caresse ma peau avec douceur, s'amusant à accélérer et à ralentir au gré de ses envies. Mais au fur et à mesure de ses allers-retours le long de ma colonne, ses doigts semblent grossir et durcir. La sensation s’intensifie rapidement. Bientôt, la main de Linda n’est plus qu'une lourde masse surchauffée et rigide qui appuie sur l’ensemble de mes vertèbres. J’ouvre les yeux le visage tétanisé par la douleur. La paroi derrière mon dos est en train de me cramer la peau. J’ai l’impression d’être une tranche de gigot sur un grill. Je décide de basculer sur le côté pour décoller mon corps de cette plaque brûlante. Au moment où je me laisse tomber, je sens des lambeaux de chair qui restent accrochés à la paroi. Je pousse un cri d'une voix cassée par l’épuisement. L’écho résonne dans la cavité ; ça m'effraie, c'est la voix d'un mort-vivant.
Allongé sur le sol, je distingue maintenant le visage de Franz. Il est apaisé et harmonieux. Dans la mort comme dans la vie, il est toujours aussi beau. Aucune fille n’a jamais pu lui résister, ça m'a toujours rendu jaloux à en crever. Le désespoir me gagne, la colère aussi. J’implore l’aide de Franz d’une voix bafouillante : « Aide-moi mec, fais-moi un signe, t'as pas le droit de me laisser tomber comme ça. » Sa tête repose sur son bras droit duquel se détache une main fine et musclée. La paume est ouverte vers moi, l'index est tendu et les autres doigts repliés, comme si cette main voulait me donner la direction à suivre. Mon regard bascule sur le coin de la caverne indiqué par l’index de Franz. Avec la fatigue, tout semble flou mais je me force à me concentrer. Je finis par distinguer une traînée jaunâtre aux reflets bleu ciel et, en remontant un peu mon regard, un cercle d'un blanc intense. Je n’en reviens pas. Devant moi, un large faisceau lumineux jaillit par un orifice suffisamment grand pour que je puisse m’y faufiler. Comment n’ai-je pas pu le voir avant ? Je l’ignore mais ce n’est pas le moment de tergiverser. Une ouverture vers l’extérieur est là, toute proche. Dehors, je pourrai remplir mes poumons d'air frais et éteindre le brasier qui enveloppe mon corps.
J'évalue la distance entre l’ouverture et moi à une dizaine de mètres. Dans mon état, ça me parait être un océan à traverser. Je dois rester lucide. Je sais que dans une situation comme la mienne, on peut rapidement devenir fou. Mon salut passe par là. Je décide de progresser par étape en répétant le même processus, comme un robot pourrait le faire. Je commence par identifier un repère distant d’une trentaine de centimètres de mon visage, pas plus. Ensuite, je mobilise toutes les forces en ma possession pour ramper vers l'avant jusqu’à ce que ma tête puisse venir se poser sur le point ciblé. Je me repose alors quelques secondes et je recommence le processus. Chaque centimètre gagné ne l’est qu’au prix d’une lutte acharnée contre la douleur. Chaque fois que mon pied prend appui sur le sol pour propulser mon corps vers l’avant, j’entends les fragments d’os de mon genou gauche qui s’entrechoquent comme si quelqu’un écrasait un gâteau sec avec sa main. Le sol, lui, semble agir sur ma poitrine comme une râpe à fromage géante chauffée au fer rouge.
Mais ma détermination finit par payer, je touche enfin au but. Les rayons lumineux se condensent maintenant en une marée blanche éblouissante. Je n'y vois plus grand chose mais je continue à avancer. Ça y est, je suis dehors, je peux enfin respirer. L’air se rafraîchit au fond de ma gorge. La silhouette de Linda apparaît au loin. Elle s’approche. Ses yeux émeraude se posent sur moi et ses bras s’ouvrent. Ils semblent infinis et se dissolvent dans cette lumière d’une pureté éclatante. Linda m’enveloppe de son étreinte et je me blottis contre son corps comme un bébé. Je suis en sécurité. Les secours ne devraient plus tarder.
***
Ouest-France, édition du mardi 24 février 2019
Les corps des deux alpinistes autrichiens Franz Binder et Mathias Fadinger ont été retrouvés ce matin à 5900 mètres d’altitude sur la face nord du Nanga Parbat. Les deux alpinistes tentaient de gravir ce sommet mythique par une voie jamais empruntée. Portés disparus depuis cinq jours, ils ont été victimes d’une chute dans une crevasse profonde d’une vingtaine de mètres. Si Franz Binder est semble-t-il mort sur le coup, le corps de Mathias Fadinger a été découvert en position fœtale dans une anfractuosité au fond de la crevasse. Ses vêtements étaient éparpillés un peu partout sur le sol à quelques mètres de son corps. Il a probablement été victime du syndrome de déshabillage paradoxal, phénomène rare qui peut se produire lorsque le corps d’un individu se retrouve trop longtemps en situation d’hypothermie extrême. Les vaisseaux sanguins qui ne parviennent plus à concentrer le sang près des organes vitaux se relâchent et irriguent d'un seul coup toutes les extrémités du corps. L’individu, épuisé et aux portes de la folie, peut alors avoir l’impression qu’une intense vague de chaleur lui brûle tout le corps, ce qui le pousse à enlever tous ses vêtements, alors même que la température extérieure est glaciale.
Je ferme les yeux. Je vois Linda traverser le salon devant moi. Elle est uniquement vêtue d’une petite culotte en dentelle bleue dans laquelle ses fesses, emportées par le mouvement aérien de ses longues jambes fines, exécutent une chorégraphie sensuelle et électrique. Elle s’arrête devant la fenêtre. Je m’approche. Ses cheveux ébouriffés et son regard étincelant donnent à son visage un aspect sauvage qui contraste avec la vision angélique du reste de son corps et de sa peau blanche illuminée par les rayons du soleil. Elle me sourit malicieusement puis passe sa main droite dans mon dos. Linda effleure et caresse ma peau avec douceur, s'amusant à accélérer et à ralentir au gré de ses envies. Mais au fur et à mesure de ses allers-retours le long de ma colonne, ses doigts semblent grossir et durcir. La sensation s’intensifie rapidement. Bientôt, la main de Linda n’est plus qu'une lourde masse surchauffée et rigide qui appuie sur l’ensemble de mes vertèbres. J’ouvre les yeux le visage tétanisé par la douleur. La paroi derrière mon dos est en train de me cramer la peau. J’ai l’impression d’être une tranche de gigot sur un grill. Je décide de basculer sur le côté pour décoller mon corps de cette plaque brûlante. Au moment où je me laisse tomber, je sens des lambeaux de chair qui restent accrochés à la paroi. Je pousse un cri d'une voix cassée par l’épuisement. L’écho résonne dans la cavité ; ça m'effraie, c'est la voix d'un mort-vivant.
Allongé sur le sol, je distingue maintenant le visage de Franz. Il est apaisé et harmonieux. Dans la mort comme dans la vie, il est toujours aussi beau. Aucune fille n’a jamais pu lui résister, ça m'a toujours rendu jaloux à en crever. Le désespoir me gagne, la colère aussi. J’implore l’aide de Franz d’une voix bafouillante : « Aide-moi mec, fais-moi un signe, t'as pas le droit de me laisser tomber comme ça. » Sa tête repose sur son bras droit duquel se détache une main fine et musclée. La paume est ouverte vers moi, l'index est tendu et les autres doigts repliés, comme si cette main voulait me donner la direction à suivre. Mon regard bascule sur le coin de la caverne indiqué par l’index de Franz. Avec la fatigue, tout semble flou mais je me force à me concentrer. Je finis par distinguer une traînée jaunâtre aux reflets bleu ciel et, en remontant un peu mon regard, un cercle d'un blanc intense. Je n’en reviens pas. Devant moi, un large faisceau lumineux jaillit par un orifice suffisamment grand pour que je puisse m’y faufiler. Comment n’ai-je pas pu le voir avant ? Je l’ignore mais ce n’est pas le moment de tergiverser. Une ouverture vers l’extérieur est là, toute proche. Dehors, je pourrai remplir mes poumons d'air frais et éteindre le brasier qui enveloppe mon corps.
J'évalue la distance entre l’ouverture et moi à une dizaine de mètres. Dans mon état, ça me parait être un océan à traverser. Je dois rester lucide. Je sais que dans une situation comme la mienne, on peut rapidement devenir fou. Mon salut passe par là. Je décide de progresser par étape en répétant le même processus, comme un robot pourrait le faire. Je commence par identifier un repère distant d’une trentaine de centimètres de mon visage, pas plus. Ensuite, je mobilise toutes les forces en ma possession pour ramper vers l'avant jusqu’à ce que ma tête puisse venir se poser sur le point ciblé. Je me repose alors quelques secondes et je recommence le processus. Chaque centimètre gagné ne l’est qu’au prix d’une lutte acharnée contre la douleur. Chaque fois que mon pied prend appui sur le sol pour propulser mon corps vers l’avant, j’entends les fragments d’os de mon genou gauche qui s’entrechoquent comme si quelqu’un écrasait un gâteau sec avec sa main. Le sol, lui, semble agir sur ma poitrine comme une râpe à fromage géante chauffée au fer rouge.
Mais ma détermination finit par payer, je touche enfin au but. Les rayons lumineux se condensent maintenant en une marée blanche éblouissante. Je n'y vois plus grand chose mais je continue à avancer. Ça y est, je suis dehors, je peux enfin respirer. L’air se rafraîchit au fond de ma gorge. La silhouette de Linda apparaît au loin. Elle s’approche. Ses yeux émeraude se posent sur moi et ses bras s’ouvrent. Ils semblent infinis et se dissolvent dans cette lumière d’une pureté éclatante. Linda m’enveloppe de son étreinte et je me blottis contre son corps comme un bébé. Je suis en sécurité. Les secours ne devraient plus tarder.
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Ouest-France, édition du mardi 24 février 2019
Les corps des deux alpinistes autrichiens Franz Binder et Mathias Fadinger ont été retrouvés ce matin à 5900 mètres d’altitude sur la face nord du Nanga Parbat. Les deux alpinistes tentaient de gravir ce sommet mythique par une voie jamais empruntée. Portés disparus depuis cinq jours, ils ont été victimes d’une chute dans une crevasse profonde d’une vingtaine de mètres. Si Franz Binder est semble-t-il mort sur le coup, le corps de Mathias Fadinger a été découvert en position fœtale dans une anfractuosité au fond de la crevasse. Ses vêtements étaient éparpillés un peu partout sur le sol à quelques mètres de son corps. Il a probablement été victime du syndrome de déshabillage paradoxal, phénomène rare qui peut se produire lorsque le corps d’un individu se retrouve trop longtemps en situation d’hypothermie extrême. Les vaisseaux sanguins qui ne parviennent plus à concentrer le sang près des organes vitaux se relâchent et irriguent d'un seul coup toutes les extrémités du corps. L’individu, épuisé et aux portes de la folie, peut alors avoir l’impression qu’une intense vague de chaleur lui brûle tout le corps, ce qui le pousse à enlever tous ses vêtements, alors même que la température extérieure est glaciale.