Femmes de mon sang
Qui ont traversé mers et océans
De bancs en blanc livides
En ces bois frêles et fragiles
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On l'appelait Poulet, j'ignore toujours pourquoi. J'avais demandé à la ronde, et la ronde m'avait répondu dans un ricanement Sérieusement ? Tu ne vois vraiment pas ? Comme je ne voyais rien, ni crête, ni plumes, ni aucun autre détail tape à l'œil qui se fasse évidence, j'avais alors détaillé plus avant Poulet, de bas en haut et de haut en bas, de près de loin, de face, de dos, écouté, observé encore, et décidément non, je ne voyais pas. Toujours est-il que ne l'ayant jamais appelé moi-même par ce sobriquet, il est pourtant resté et je suis dans l'incapacité de retrouver quel était son réel prénom. J'ai pourtant usé des pages et des pages d'almanach, tenté de lui faire passer un Julien ou un Tristan, de l'affubler des prénoms en vogue à l'époque, du style Hervé ou Christophe, voir même Guillaume, ainsi de suite jusqu'à épuisement : Poulet est resté Poulet. Nous l'appellerons donc ainsi.
Poulet aimait Tom Petty et les chewing-gums à la banane, la mère de Poulet les anxiolytiques et les peignoirs en éponge, le père de Poulet sûrement les voyages et la discrétion : on ne le voyait jamais et Poulet n'en parlait pas.
Poulet avait de grands yeux noirs où il se passait plein de choses à l'intérieur, tantôt jour tantôt nuit, ambiance d'automne, soir d'orage, ses iris avaient tendance à passer des robes de mélancolie. Poulet avait l'air d'un taiseux au premier abord, et surtout quand la ronde s'agitait autour mais il était en vérité capable de parler sans discontinuer d'une chose insignifiante au départ et d'en faire toute une thèse. Poulet aimait ça, élaborer des théories, chercher les dessous des dessus et les envers des endroits, il aimait tellement ça qu'il en devenait même presque fatiguant parfois. Il ne s'attaquait pas aux grands problèmes du monde, aux choses philosophiques et autres concepts plus abstraits, qu'on ne s'y trompe pas, ses questionnements auraient même pu paraitre pour certains plutôt naïfs. C'étaient des trucs du genre : combien de pois ont les coccinelles sur leur robe et pourquoi ? Tout un tas de questionnements sur les bestioles, les nuages, la forme des étoiles, ce qu'on voit, ce qui est et n'est pas. Poulet y apportait des réponses toutes personnelles plus invraisemblables les unes ques les autres, ça m'arrivait parfois même de me prendre au jeu et d'inventer deux trois théories débiles à mon tour.
J'allais chez Poulet tous les mercredis après les cours du matin. Sa mère nous ouvrait la porte en bigoudis et en peignoir, un reste de gauloise plantée au bec, en nous demandant invariablement comment ça va les gosses ? J'aimais bien la mère de Poulet. Sa grosse voix, ses manières un peu rustaudes, ses joues toutes fânées avec quand même de vachement jolis yeux au-dessus. J'aimais tout court la mère de Poulet. Elle nous préparait des steaks saignants avec des pommes sautées ou de la purée, de la tarte aux pommes ou de la mousse au chocolat, en faisant tomber des cendres de la clope qui ne quittait jamais sa bouche un peu partout, mais ce n’était pas si grave. Elle s'asseyait à côté de nous, nous regardait manger sans jamais participer au repas (ce qui exaspérait un peu Poulet), en buvant je ne sais trop quoi, et en chantonnant parfois par-dessus les airs qui s'égrenaient du petit poste radio qui se trouvait au-dessus de la cuisinière. Je crois qu'elle s'appelait Jacqueline ou quelque chose de similaire en-ine, la mère de Poulet. Je me disais qu'en lui souriant, en étant gentille avec des merci madame et des c'est très bon, en lui faisant sentir un peu de l'amour que j'avais pour elle, peut-être ça ferait une différence, qu'un jour elle viendrait nous ouvrir en robe plutôt qu'en peignoir. Ce n'est jamais arrivé. J'étais un peu comme ça à l'époque, et même si j'ai compris certaines choses depuis, je crois que si je retrouvais Poulet, et qu'on allait manger chez sa mère, qui est peut-être bien morte depuis, un mercredi midi, je lui sourirais pareil, avec l'idée que ça fasse quelque chose et tout, comme un genre de petit miracle. Poulet trouvait ça stupide, cette affection que j'avais pour sa mère, alors que, disait-il, je ne la connaissais même pas. Moi, je crois qu'il était quand même bien un peu content, aussi stupide que ça est l'air.
Après le repas, on allait dans sa chambre, on ouvrait nos cahiers de math par terre, on s'asseyait sur son lit, et puis on mettait de la musique, et les cahiers restaient ouverts comme ça, à nos pieds, sans qu'il ne s'y passe plus trop grand-chose. Ils prenaient l'air, c'était déjà bien. On avait l'intention, mais elle se perdait un peu en route. Y avait des tas de posters sur les murs de la chambre de Poulet, des affiches de cinéma, des groupes de rock et pas mal la tronche de Tom Petty qui revenait, aussi des tas de basketteurs de la NBA jusque sur les portes du placard. Du genre Mickael Jordan et toute la clique, et même au plafond au-dessus de son lit, parce que c'était son rêve le plus cher, un jour, d'intégrer une grande équipe de basket et que Poulet était vachement grand et doué et que tout le monde le voulait dans son équipe quand on faisait basket en EPS. Y avait aussi tout un espace au-dessus de son bureau décoré, si on peut dire ça comme ça, des cartes postales que lui envoyait sa grand-mère qui devait bien aimer voyager dans les petits patelins paumés de France et aussi pas mal visiter les églises. C'était vraiment des cartes affreuses, avec les noms des villages en lettres criardes rouge, jaune ou orange, voir parfois les trois mélangés, et on rigolait beaucoup à imaginer ce qu'il pouvait y avoir dans ces villages que visitait sa grand-mère, genre le musée du bouchon de liège ou des conneries du genre, n'empêche Poulet les accrochait toutes ! Il les abandonnait pas à un vieux fond de tiroir ou à la poubelle comme d'autres l'auraient fait et pour ça aussi je le trouvais drôlement chouette. On peut dire que j'étais même un peu amoureuse quelque part, même qu'on restait là sans trop rien faire, ou qu'il se passe quelque chose de spécial, et que je trouvais Tom Petty un peu chiant comme la pluie, on était juste bien, tranquille, à rêvasser chacun à nos trucs. On s’est bien embrassé une fois ou deux avec la langue, voir plus, et peut-être pendant un certain moment, mais ça c’était pour être prêts le jour J, comme disait Poulet, et puis savoir un peu comment s’y prendre. Je crois qu’on s’y prenait pas si mal, en tout cas ce n’était pas désagréable.
Je ne sais pas pourquoi j'ai repensé à tout ça. Je ne sais même pas ce qu'il est devenu. J'ai bien essayé de le chercher, retrouver des traces, m'enfin Poulet ce n’est pas super efficace pour retrouver quelqu'un, même de nos jours où l'on trouve facilement n'importe quoi sur n'importe qui. Tant pis, c'est peut-être mieux comme ça, et puis au moins ça me laisse la place pour inventer ce qu'il a pu devenir, Poulet.
Poulet aimait Tom Petty et les chewing-gums à la banane, la mère de Poulet les anxiolytiques et les peignoirs en éponge, le père de Poulet sûrement les voyages et la discrétion : on ne le voyait jamais et Poulet n'en parlait pas.
Poulet avait de grands yeux noirs où il se passait plein de choses à l'intérieur, tantôt jour tantôt nuit, ambiance d'automne, soir d'orage, ses iris avaient tendance à passer des robes de mélancolie. Poulet avait l'air d'un taiseux au premier abord, et surtout quand la ronde s'agitait autour mais il était en vérité capable de parler sans discontinuer d'une chose insignifiante au départ et d'en faire toute une thèse. Poulet aimait ça, élaborer des théories, chercher les dessous des dessus et les envers des endroits, il aimait tellement ça qu'il en devenait même presque fatiguant parfois. Il ne s'attaquait pas aux grands problèmes du monde, aux choses philosophiques et autres concepts plus abstraits, qu'on ne s'y trompe pas, ses questionnements auraient même pu paraitre pour certains plutôt naïfs. C'étaient des trucs du genre : combien de pois ont les coccinelles sur leur robe et pourquoi ? Tout un tas de questionnements sur les bestioles, les nuages, la forme des étoiles, ce qu'on voit, ce qui est et n'est pas. Poulet y apportait des réponses toutes personnelles plus invraisemblables les unes ques les autres, ça m'arrivait parfois même de me prendre au jeu et d'inventer deux trois théories débiles à mon tour.
J'allais chez Poulet tous les mercredis après les cours du matin. Sa mère nous ouvrait la porte en bigoudis et en peignoir, un reste de gauloise plantée au bec, en nous demandant invariablement comment ça va les gosses ? J'aimais bien la mère de Poulet. Sa grosse voix, ses manières un peu rustaudes, ses joues toutes fânées avec quand même de vachement jolis yeux au-dessus. J'aimais tout court la mère de Poulet. Elle nous préparait des steaks saignants avec des pommes sautées ou de la purée, de la tarte aux pommes ou de la mousse au chocolat, en faisant tomber des cendres de la clope qui ne quittait jamais sa bouche un peu partout, mais ce n’était pas si grave. Elle s'asseyait à côté de nous, nous regardait manger sans jamais participer au repas (ce qui exaspérait un peu Poulet), en buvant je ne sais trop quoi, et en chantonnant parfois par-dessus les airs qui s'égrenaient du petit poste radio qui se trouvait au-dessus de la cuisinière. Je crois qu'elle s'appelait Jacqueline ou quelque chose de similaire en-ine, la mère de Poulet. Je me disais qu'en lui souriant, en étant gentille avec des merci madame et des c'est très bon, en lui faisant sentir un peu de l'amour que j'avais pour elle, peut-être ça ferait une différence, qu'un jour elle viendrait nous ouvrir en robe plutôt qu'en peignoir. Ce n'est jamais arrivé. J'étais un peu comme ça à l'époque, et même si j'ai compris certaines choses depuis, je crois que si je retrouvais Poulet, et qu'on allait manger chez sa mère, qui est peut-être bien morte depuis, un mercredi midi, je lui sourirais pareil, avec l'idée que ça fasse quelque chose et tout, comme un genre de petit miracle. Poulet trouvait ça stupide, cette affection que j'avais pour sa mère, alors que, disait-il, je ne la connaissais même pas. Moi, je crois qu'il était quand même bien un peu content, aussi stupide que ça est l'air.
Après le repas, on allait dans sa chambre, on ouvrait nos cahiers de math par terre, on s'asseyait sur son lit, et puis on mettait de la musique, et les cahiers restaient ouverts comme ça, à nos pieds, sans qu'il ne s'y passe plus trop grand-chose. Ils prenaient l'air, c'était déjà bien. On avait l'intention, mais elle se perdait un peu en route. Y avait des tas de posters sur les murs de la chambre de Poulet, des affiches de cinéma, des groupes de rock et pas mal la tronche de Tom Petty qui revenait, aussi des tas de basketteurs de la NBA jusque sur les portes du placard. Du genre Mickael Jordan et toute la clique, et même au plafond au-dessus de son lit, parce que c'était son rêve le plus cher, un jour, d'intégrer une grande équipe de basket et que Poulet était vachement grand et doué et que tout le monde le voulait dans son équipe quand on faisait basket en EPS. Y avait aussi tout un espace au-dessus de son bureau décoré, si on peut dire ça comme ça, des cartes postales que lui envoyait sa grand-mère qui devait bien aimer voyager dans les petits patelins paumés de France et aussi pas mal visiter les églises. C'était vraiment des cartes affreuses, avec les noms des villages en lettres criardes rouge, jaune ou orange, voir parfois les trois mélangés, et on rigolait beaucoup à imaginer ce qu'il pouvait y avoir dans ces villages que visitait sa grand-mère, genre le musée du bouchon de liège ou des conneries du genre, n'empêche Poulet les accrochait toutes ! Il les abandonnait pas à un vieux fond de tiroir ou à la poubelle comme d'autres l'auraient fait et pour ça aussi je le trouvais drôlement chouette. On peut dire que j'étais même un peu amoureuse quelque part, même qu'on restait là sans trop rien faire, ou qu'il se passe quelque chose de spécial, et que je trouvais Tom Petty un peu chiant comme la pluie, on était juste bien, tranquille, à rêvasser chacun à nos trucs. On s’est bien embrassé une fois ou deux avec la langue, voir plus, et peut-être pendant un certain moment, mais ça c’était pour être prêts le jour J, comme disait Poulet, et puis savoir un peu comment s’y prendre. Je crois qu’on s’y prenait pas si mal, en tout cas ce n’était pas désagréable.
Je ne sais pas pourquoi j'ai repensé à tout ça. Je ne sais même pas ce qu'il est devenu. J'ai bien essayé de le chercher, retrouver des traces, m'enfin Poulet ce n’est pas super efficace pour retrouver quelqu'un, même de nos jours où l'on trouve facilement n'importe quoi sur n'importe qui. Tant pis, c'est peut-être mieux comme ça, et puis au moins ça me laisse la place pour inventer ce qu'il a pu devenir, Poulet.