Petites mains

Tac, tac, tac, tac, tac. Les pas cadencés résonnent sur le parquet. Bras droit et genou gauche. Bras gauche et genou droit. Ils s'élèvent et s'abaissent conjointement, toujours plus rapidement. Au sol, une grande échelle de coordination délimite des zones où les pieds s'abattent en rythme. Vitesse et précision sont de mises. Les consignes, d'abord simples, se complexifient. Les mouvements perdent en fluidité, deviennent hasardeux.

Depuis les tribunes, Maria observe. Elle ne se lassera probablement jamais de ce ballet, de ces gestes répétés encore et encore. Contrairement aux joueuses, qui poussent un ouf de soulagement à la fin de l'exercice. Déposant le programme du match sur chaque siège, Maria garde un œil sur l'entrainement de l'équipe réserve. Demain, elle les conduira en minibus dans le Sud et tiendra la table de marque. Départ avant midi, retour après minuit. Ces déplacements n'ont plus de secret pour elle. Elle connaît l'ambivalence de l'aller, où l'allégresse des parties de cartes côtoie le stress du match à venir. Elle sait l'importance de la pause à mi-parcours, primordiale pour aérer l'esprit et dégourdir les jambes. Ou de la collation, qui détend les estomacs noués par la pression. En cas de victoire, le retour se fera à coup sûr en musique. Les filles scanderont son nom pour s'arrêter manger dans un fast-food. Ces moments sont les derniers à lui arracher un sourire.

Comme Maria, de nombreuses personnes s'affairent autour du parquet. Des dizaines de petites mains coupent, rangent, réparent, portent. Les sandwichs de la buvette sont prêts. Les maillots de la boutique également. Les journalistes du coin presse font leurs derniers réglages. L'intendant de l'équipe fanion finit de numéroter les bouteilles d'eau. Maria peut enfin s'asseoir quelques instants, avant que les gradins ne soient pris d'assaut par le public. Dehors, le grondement de la foule grossit de plus en plus. Il y aura du monde ce soir. L'affiche est séduisante, pour cette confrontation entre les tenantes du titre et leurs dauphines. Mais comme à son habitude, Maria n'y assistera pas. Elle s'éclipsera au coup d'envoi.

Sur le terrain, la séance se termine. L'entraineur annonce l'équipe du week-end. Les mines s'illuminent ou s'assombrissent au fil des noms égrenés. Les plus jeunes se retournent vers leurs parents, le pouce joyeusement levé ou fatalement baissé. Maria ne reçoit aucun signe. Dans quelques instants, les filles pousseront un cri de guerre puis iront se doucher aux vestiaires. Celles qui n'ont pas trop de travail ou devoirs resteront supporter les pros, rêvant de les rejoindre un jour. Ces dernières s'échauffent déjà sur le côté à l'aide d'élastiques ou de rouleaux de massage. Elles attendent patiemment leur tour. À leurs yeux, on les devine prêtes à entrer dans l'arène.

À deux sièges de Maria, un moustachu semble satisfait. Sa fille a été prise. Fier comme Artaban, il lui demande si sa fille fera également partie du déplacement. Maria secoue la tête de gauche à droite. Un rictus gêné barre son visage. Elle ne joue plus dans cette équipe, murmure-t-elle dans un souffle. Avant qu'il ne dégaine une autre question, elle se lève et file vers l'entrée du gymnase. Par les portes désormais ouvertes, un flot dense de spectateurs égarés et affamés se déverse avec fracas. Maria examine les billets puis indiquent quel couloir emprunter. On a vite fait de se perdre dans les méandres du palais des sports.

Peu à peu, le hall d'entrée se vide. La buvette sert les derniers retardataires. Les personnes derrière le comptoir profitent de ces quelques secondes de répit pour s'en griller une ou boire un coup. Elles auront ensuite une trentaine de minutes pour changer les fûts, courir à la réserve chercher les denrées manquantes et préparer de nouveaux sandwichs. Murs et travées vibrent à l'unisson au rythme de la musique, tandis que les animations d'avant match touchent à leur fin. Maria se dirige alors doucement vers la sortie. Son travail ici est terminé. Elle a besoin d'une bonne nuit de sommeil avant la grosse journée qui l'attend. Il lui faudra se lever tôt si elle veut avoir le temps de passer à l'hôpital, puis aller acheter de quoi préparer la collation de la réserve.

Maria s'apprête à franchir la porte du gymnase quand, tout à coup, une dizaine de jeunes filles en survêt du club lui tombent dessus. Sorties de nulle part, elles lui bloquent le passage, sourire aux lèvres. Maria fronce les sourcils, tente d'élever la voix, les houspille, mais rien n'y fait. Tout le monde au club connaît son extrême gentillesse. Les jeunes l'agrippent alors par les épaules, par les mains, par les manches de sa veste usée et l'entrainent dans les escaliers. Elles gravissent les marches à toute allure, comme portées par un courant invisible. Toujours plus vite, les voilà en haut des tribunes, pleines pour l'occasion.

Sur le terrain en contrebas, la mascotte se déhanche à côté d'un dirigeant qui remercie les nombreux partenaires du club dans le brouhaha. À l'entrée des vestiaires les joueuses sautillent et s'encouragent en attendant que le speaker ne les appelle, et que le public ne hurle leurs noms à plein poumon. Le stress d'avant match s'est dissipé, ne reste que l'envie d'en découdre. Soudain, le silence se fait. Désormais seul au centre du terrain, le président fait un signe en direction du petit groupe. Maria est escortée jusqu'au bord du terrain, puis poussée délicatement vers le rond central. Elle sent les centaines d'yeux posées sur elle, ce qui la rend rouge comme une pivoine.

Timidement, elle avance à pas de loup. La si discrète Maria est au centre de toutes les attentions. Elle aimerait tellement être happée par la Terre et disparaître comme par enchantement. Tête baissée, fixant ses chaussures, elle rejoint le président. Ce dernier se racle la gorge, puis commence. Il raconte les trajets en mini bus tous les week-ends. Les journées passées aux tables de marque, ou derrière la buvette pour proposer un gouter aux gamins. Les programmes de match à distribuer. Les billets à vérifier. Les bouteilles d'eau à préparer. Et en parlant de tout cela, il parle des trente dernières années de Maria.

Accolade, applaudissements, standing ovation, panier garni. Elle sort du terrain, laissant derrière elle le jeu commencer. Elle file jusqu'à sa voiture et s'y enferme. Ses épaules s'affaissent. Dans son esprit, un mot résonne au rythme des claquements de main du public : imposteuse. Elle aurait voulu crier sa gêne d'être là alors qu'elle ne le méritait pas. Le moteur vrombit, et sa voiture s'enfonce dans la nuit.

*

Bip, bip, bip, bip, bip. Les appareils électroniques transpercent le silence mortuaire de la chambre. Une orchidée vient rompre la monotonie de la pièce aseptisée. Dans le noir, assise sur une chaise branlante, Maria ne pipe mot. Par la fenêtre, les lueurs du gymnase tout proche viennent éclairer des montagnes de câbles et de tubes. À cette heure, les visites sont interdites. Mais il n'y avait personne à l'accueil, aussi a-t-elle pu se faufiler jusqu'ici.

Maria regrette. De ne jamais avoir été là. D'avoir toujours privilégié son boulot et ses activités à elle. L'unique fois où elle a mis les pieds au gymnase, c'était le jour du drame. Le jour où sa fille est partie, Maria est arrivée. Pour la première fois depuis des années, elle s'octroie quelques larmes qui s'abattent avec fracas sur le lit. Elle éponge ses yeux, se lève et dépose un baiser sur son front. Il est temps de partir. Une grosse journée l'attend demain.