Paul

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— Tu vois, je l'ai regardé en face et je lui ai dit que son fichier, c'était de la merde, sans hésiter. De la merde non pas qu'il n'était pas bon, au contraire il était plutôt bien construit et précis. Mais c'est juste que visuellement il était fade, sans âme, sans couleurs. Putain, ce genre de fichier déjà de base faut en vouloir pour l'ouvrir, c'est pas les jambes d'Inès. Si y a pas un peu d'enrobage t'as pas trop envie d'y aller, tu m'suis ? 

Lui, c'est Paul, c'était mon ami ; maintenant, c'est plutôt mon fardeau. Tous les jours depuis un an il vient me chercher après son travail pour qu'on aille boire un verre, avant de rentrer chacun chez soi. Tous les jours il me fait son compte-rendu de sa journée au bureau. Je ne comprends jamais rien à ce qu'il me raconte quand il parle de taf. Je n'ai même pas compris son métier, à vrai dire. Quand il était mon ami, ça m'amusait je dois dire, j'avais l'impression qu'il m'emmenait dans un nouveau monde, un monde un peu absurde habité par des humains qui parlent une autre langue s'affairant avec un entrain démesuré sur des choses qui me semblent improbables. 

— Et le mec il revient trois heures après et il me rend son nouveau fichier. Putain ! Il avait juste rajouté du rouge et du vert sur la moitié des onglets et des colonnes. Tu comprends ? Mais ma cheffe est daltonienne !!
Paul s'arrête de marcher et accompagne son discours avec des gestes dans le vent. Il a une goutte qui pend en dessous de son nez à cause du froid. Il s'agite toujours quand il raconte ses histoires, ça lui donne surement l'impression d'avoir des journées de folie. Moi, il ne me demande plus ce que je fais ; pourtant aujourd'hui je suis assez fier, je viens de finir une sculpture en bois représentant Gilgamesh. Je trouve qu'elle est splendide ! Je suis sculpteur sur bois et travaille avec un ébéniste, et pendant mes moments de relâche je sculpte pour moi... et je m'en veux. Paul, depuis un an on n'est plus amis. Mais je l'accompagne tous les jours en fin d'après-midi pendant deux, trois heures. Je lui tiens compagnie, lui qui est maintenant divorcé. Mais finalement je lui dois bien ça. Il m'a quand même sauvé la vie l'année dernière ! On était en Méditerranée, on avait pris le large pour aller pêcher, et quand je me suis retrouvé dans l'eau à me battre contre les vagues, contre l'eau qui me rentrait dans la bouche, contre les petits poissons interrogatifs – enfin, surtout à me battre contre le fait que je ne sais pas nager en fait –  eh bien Paul, lui, il s'est jeté à l'eau et m'a traîné jusqu'au bateau. Et c'est ainsi que j'ai survécu à une mort certaine. Enfin... faut dire aussi que c'est lui qui m'avait jeté à l'eau pour me noyer.

— J'te jure, les stagiaires devraient être payés qu'à la tâche accomplie. Je le pense pas vraiment hein, t'inquiète ! Mais je me suis quand même renseigné auprès du DRH. Il m'a dit que c'était pas possible. 

Bon, en même temps, il a su que j'avais couché avec sa femme un mois auparavant. Il ne l'a pas super bien pris. Moi, je ne me sens pas vraiment à l'aise avec cette histoire, mais bon, c'était un moment de faiblesse. Je peux accuser les avances de Camille, je peux accuser l'alcool, mais j'accuse surtout le fait que j'avais fait une statuette d'Artémis particulièrement ratée. Ça m'avait un peu déprimé. 

— P'tain, j't'ai pas dit la nouvelle mode en ce moment ? À chaque fois que je vais à la machine à café, je me prends des remarques parce que j'utilise des gobelets en plastique. OK j'ai une tasse à moi, mais bon...

Bon, oui j'ai quand même été un peu utilisé. Le meilleur ami de Camille lui avait proposé d'essayer une liaison avec quelqu'un pour peut-être résoudre un problème de couple qu'ils avaient à ce moment-là, ou un truc comme ça. Elle avait voulu le faire avec lui, du coup, mais il a refusé. Il n'aimait pas ses pieds.

— Bientôt ça va être ma faute s'il y a des guerres dans le monde. D'ailleurs une fois je leur ai demandé : « C'est de ma faute s'il y a des guerres dans le monde ?! » Ils m'ont dit non, mais je les voyais pas très convaincus. Sérieux ? T'entends ça ?

Bilan, j'ai été un peu faible ou arrangeant, et je me retrouve depuis lié à une personne que je ne connais plus et qui me colle tous les jours, m'empoisonne mentalement, me remplit la tête de déchets. Depuis deux mois on se voit aussi le weekend. Même quand il n'est pas avec moi, sa bêtise tourne en boucle dans la tête. Maintenant que je n'apprécie plus son monde, je me sens comme pollué. Ma statuette de Gilgamesh, j'ai mis dix fois plus de temps à la faire ! Même mes rêves se changent en cauchemars quand sa tête apparaît, les sourcils froncés en train de gueuler : « Les agrafeuses y en a plus besoin maintenant que les imprimantes peuvent s'en charger directement ! » Je me sens asphyxié, impossible de m'en échapper, impossible de le faire disparaître de ma vie. J'ai tout essayé, enfin... J'y ai surtout pensé.

— Et d'ailleurs par rapport aux problèmes majeurs dans le monde, je me suis documenté. Je veux pas paraître complotiste, mais je ne serais pas surpris si on découvrait qu'on était sous la domination des...

Et là, mon Paul disparaît sous la terre. Je reste un moment abasourdi, mon Paul disparu comme ça. Est-ce comme ça que les super-héros découvrent leurs pouvoirs ? Est-ce que j'aurais frotté une lampe à la brocante jeudi dernier ? Des cris de gens me remettent à la réalité, je réalise qu'il est tombé dans un énorme trou. La rue est en chantier et je n'avais pas fait attention à l'endroit où on marchait, la tête trop polluée par les conneries de Paul. Je me penche et le vois comme un pantin désarticulé, une barre en métal lui était rentrée dans le crâne entre les deux yeux. Vu de haut, on dirait un gros Pinocchio jeté à la poubelle. Je ris, je suis désolé mais je ris. Je regarde une dernière fois Pinocchio et je pars enfin libre... et je respire.

 

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