En Languedoc, la nuit, il vaut mieux conduire doucement, car les sangliers ont colonisé l'obscurité et se permettent de couper les routes qu'empruntent les voitures pressées de rentrer, après une ... [+]
Paris, les Odalisques, 13 Mai 1901
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Madame Jeanne,
Je voulais vous le dire directement, mais les choses vont souvent plus vite qu'on ne le prévoie. J'ai quitté les Odalisques ce matin pour l'étranger. Je regrette de vous laisser, vous ainsi que toutes les filles de la maison, mais chacun doit savoir où est sa place, comme vous nous le disiez souvent. Se lever à 11 heures du matin la tête vide et le corps gonflé, attendre que les journées passent et ouvrir ses cuisses le soir aux hommes qui ne pensent qu'à leurs affaires en faisant la mienne n'était pas ma destinée. Je le savais depuis que je suis rentrée chez vous, il y a 3 ans, sans le sou. Mais il faut que je sois honnête avec vous, même si les premiers temps furent violents, je n'ai pas passé que du mauvais temps dans votre maison. J'y ai trouvé le peu d'instruction et d'amour que mes parents m'ont toujours refusés. D'ailleurs, je ne leur en veux pas non plus. Que peut espérer la douzième fille d'une famille de métayers de l'Allier, qui peut à peine se nourrir, qui n'a d'espoir que dans l'au-delà ?
La seule occasion d'évasion de ma mère était la messe du dimanche matin, lors du prêche, quand le curé lui promettait la jouissance de l'éternité. Je la revois, les yeux embués de ferveur vers la chaire où le jeune abbé Morin jetait en l'air des paroles de félicité feinte, pendant que moi, débordée par mes 16 ans, j'échafaudais déjà des pensées impures en imaginant la vie s'agiter sous sa soutane. Je ne voyais en lui que l'objet de désirs refoulés, que nous partagions chacun de notre côté. En quelque sorte, c'est lui qui m'a conduite vers vous, ses paroles vaines m'ont poussée à chercher à savoir ce qu'il y a derrière le rideau des bonnes pensées. Suis-je perverse, trop intelligente, un instrument du Diable ? Dieu m'a fait ainsi et il doit l'assumer. On ne peut pas espérer que tout le monde suive le troupeau de la même manière. Jésus ne dit-il pas que le bon pasteur sait accepter que des brebis se perdent ? Mon chemin d'égarée fut de m'enfuir et de rencontrer votre julot en arrivant à Paris, où j'avais épuisé les derniers deniers que j'avais volé au marché.
Il faut que je vous l'avoue. Chez vous, Madame Jeanne, pendant que les filles pensaient à se faire les ongles, à se brosser les cheveux pour les rendre lisses, à se parfumer pour se faire dominer, moi je me suis préparée à l'inverse. J'ai étudié chaque pensionnaire des Odalisques pour prendre avantage de leurs désirs les moins avouables, les plus contrôlables. Agnès et son amour immodéré pour le sucre, que je faisais disparaître un jour ou deux pour la mettre à ma botte. La passion d'Eulalie pour les fleurs la mettait à la disposition des moindres pétales que je lui offrais. Mélanie et Honorine, qui s'épuisaient parfois des heures dans les plaisirs réciproques que vous aviez formellement interdits, étaient à la merci de petits chantages. Et encore, j'y pense, Adélaïde et son avarice qui tombait en épilepsie à cause d'un sou glissé sous une commode où, vu ma petite taille, je pouvais me faufiler ; Georgette et son goulot en pente qui était bien contente que je la remplace sous le mâle quand elle n'arrivait même plus à monter sa graisse sur le lit....
Les jours de repos, elles ont toutes adoré mes histoires, écouté avec frayeur les Mystères de Paris, pleuré le sort d'Esmeralda, accepté avec dégoût la mort de Quasimodo, et reculé d'horreur devant la description de l'incendie du Bazar de la Charité. En lisant ces histoires, je comprenais que celui qui sait raconter contrôle la vie des autres. Dans les journaux, j'ai appris plus sur les hommes qu'en absorbant leur trop-plein de vie chaque soir. Pendant tout ce temps chez vous, j'ai joué la chatte docile, toujours souriante, avenante, prévenante, mais sous la peau blanche et frêle de Marie, c'est une panthère qui miaulait.
Aujourd'hui Madame Jeanne, j'ai sorti les griffes. J'ai vidé votre cassette secrète, mais je vous ai laissé de quoi survivre quelques jours, et je suis sûre que vos protecteurs sauront vous consoler et garder intact l'écrin dans lequel ils laissent aller les sens qu'ils contrôlent toute la sainte journée. Ne cherchez pas à appeler la police, vous savez que j'en sais trop sur nos clients pour ne pas manquer de raconter des histoires aux beaux journaux que je lisais chez vous. Dites aux filles que je suis tombée malade et que vous avez dû m'écarter pour ne pas contaminer les hommes. Et au fond, ce n'est pas si faux.
Marie.
Je voulais vous le dire directement, mais les choses vont souvent plus vite qu'on ne le prévoie. J'ai quitté les Odalisques ce matin pour l'étranger. Je regrette de vous laisser, vous ainsi que toutes les filles de la maison, mais chacun doit savoir où est sa place, comme vous nous le disiez souvent. Se lever à 11 heures du matin la tête vide et le corps gonflé, attendre que les journées passent et ouvrir ses cuisses le soir aux hommes qui ne pensent qu'à leurs affaires en faisant la mienne n'était pas ma destinée. Je le savais depuis que je suis rentrée chez vous, il y a 3 ans, sans le sou. Mais il faut que je sois honnête avec vous, même si les premiers temps furent violents, je n'ai pas passé que du mauvais temps dans votre maison. J'y ai trouvé le peu d'instruction et d'amour que mes parents m'ont toujours refusés. D'ailleurs, je ne leur en veux pas non plus. Que peut espérer la douzième fille d'une famille de métayers de l'Allier, qui peut à peine se nourrir, qui n'a d'espoir que dans l'au-delà ?
La seule occasion d'évasion de ma mère était la messe du dimanche matin, lors du prêche, quand le curé lui promettait la jouissance de l'éternité. Je la revois, les yeux embués de ferveur vers la chaire où le jeune abbé Morin jetait en l'air des paroles de félicité feinte, pendant que moi, débordée par mes 16 ans, j'échafaudais déjà des pensées impures en imaginant la vie s'agiter sous sa soutane. Je ne voyais en lui que l'objet de désirs refoulés, que nous partagions chacun de notre côté. En quelque sorte, c'est lui qui m'a conduite vers vous, ses paroles vaines m'ont poussée à chercher à savoir ce qu'il y a derrière le rideau des bonnes pensées. Suis-je perverse, trop intelligente, un instrument du Diable ? Dieu m'a fait ainsi et il doit l'assumer. On ne peut pas espérer que tout le monde suive le troupeau de la même manière. Jésus ne dit-il pas que le bon pasteur sait accepter que des brebis se perdent ? Mon chemin d'égarée fut de m'enfuir et de rencontrer votre julot en arrivant à Paris, où j'avais épuisé les derniers deniers que j'avais volé au marché.
Il faut que je vous l'avoue. Chez vous, Madame Jeanne, pendant que les filles pensaient à se faire les ongles, à se brosser les cheveux pour les rendre lisses, à se parfumer pour se faire dominer, moi je me suis préparée à l'inverse. J'ai étudié chaque pensionnaire des Odalisques pour prendre avantage de leurs désirs les moins avouables, les plus contrôlables. Agnès et son amour immodéré pour le sucre, que je faisais disparaître un jour ou deux pour la mettre à ma botte. La passion d'Eulalie pour les fleurs la mettait à la disposition des moindres pétales que je lui offrais. Mélanie et Honorine, qui s'épuisaient parfois des heures dans les plaisirs réciproques que vous aviez formellement interdits, étaient à la merci de petits chantages. Et encore, j'y pense, Adélaïde et son avarice qui tombait en épilepsie à cause d'un sou glissé sous une commode où, vu ma petite taille, je pouvais me faufiler ; Georgette et son goulot en pente qui était bien contente que je la remplace sous le mâle quand elle n'arrivait même plus à monter sa graisse sur le lit....
Les jours de repos, elles ont toutes adoré mes histoires, écouté avec frayeur les Mystères de Paris, pleuré le sort d'Esmeralda, accepté avec dégoût la mort de Quasimodo, et reculé d'horreur devant la description de l'incendie du Bazar de la Charité. En lisant ces histoires, je comprenais que celui qui sait raconter contrôle la vie des autres. Dans les journaux, j'ai appris plus sur les hommes qu'en absorbant leur trop-plein de vie chaque soir. Pendant tout ce temps chez vous, j'ai joué la chatte docile, toujours souriante, avenante, prévenante, mais sous la peau blanche et frêle de Marie, c'est une panthère qui miaulait.
Aujourd'hui Madame Jeanne, j'ai sorti les griffes. J'ai vidé votre cassette secrète, mais je vous ai laissé de quoi survivre quelques jours, et je suis sûre que vos protecteurs sauront vous consoler et garder intact l'écrin dans lequel ils laissent aller les sens qu'ils contrôlent toute la sainte journée. Ne cherchez pas à appeler la police, vous savez que j'en sais trop sur nos clients pour ne pas manquer de raconter des histoires aux beaux journaux que je lisais chez vous. Dites aux filles que je suis tombée malade et que vous avez dû m'écarter pour ne pas contaminer les hommes. Et au fond, ce n'est pas si faux.
Marie.
vous vous glissez admirablement dans la peau de cette femme
un texte original qui parle sans fards
touchée
je vous invite également à lire mon texte, si le cœur vous en dit... La mort de Narcisse (Élise Marie)