Montjoie

Le chemin chaotique, cahoteux et défoncé sinue parmi des plaques de calcaire délité, sonores comme des clarines, semées ça et là de coussins de genévriers nains.
Le Mistral des jours précédents a dégagé l’air, clair comme cristal.
Libérées de la couche d’inversion qui flotte par temps chaud, les silhouettes caractéristiques de la Sainte Baume et de la Sainte Victoire se découpent nettes derrière le Luberon.

A l’ouest, et toute proche, dans l’alignement de la ligne de crête, s’élève la forme massive et blanche du Géant qui domine le paysage : le Ventoux.

A l’ubac, la hêtraie plonge vers la vallée du Jabron, parsemés de villages chétifs, de hameaux désertés, d’amas de pierres qui furent des maisons. Au-delà s’étendent les paysages fantasmagoriques des Baronnies derrière lesquelles émerge la forme du Grand Veymont : vu d’ici, comme une vague figée dans son élan.

Au nord, le cône régulier du Grand Ferrand flanqué du plateau de Bure marque le Dévoluy, puis viennent les Écrins, scintillante et blanche succession d’aiguilles acérées. Encadrée par le Mont Guillaume et le Morgon, on devine la cuvette de Serre Ponçon d’où descend la vallée de la Durance : sinuant au sein des reliefs, un large ruban vert brodé par les méandres de la rivière, et surligné par le tracé luisant et rectiligne du canal de Provence.

Les Pénitents des Mées le surplombent comme une troupe de pèlerins figés dans leur voyage. Au-delà s’étend le plateau de Valensole, puis Chiran et Barbin, gardiens des gorges du Verdon.

- Dis, je ne suis pas trop lourde ?
- Non. A te voir, on dirait pas ça.
- Je me rends bien compte que quand on broie du noir, ça peut être pesant pour les autres.
- Tu ne me pèses pas du tout. Ça ne va pas ?
- Si, beaucoup mieux, mais j’ai des hauts et des bas...
- Et moi, je ne suis pas trop lourde ?
- Ho, si ! Bien un peu. Mais ne t’inquiètes pas, on y arrivera.

Dit la femme décharnée. Du chemisier émergent des bras où les muscles et les tendons saillent sous la peau à chaque geste, comme sur une vivante planche anatomique. Les jambes flottent dans un jeans dont la ceinture est serrée au dernier cran. Les bretelles du sac à dos lourdement chargé tiraillent sur les clavicules tandis qu’elle progresse lentement, avec effort.

- Comment tu te sens ?
- Secouée !
- Tu as revu le docteur ?
- Oui.
- Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
- Que j’avais fait un grand pas en avant, et de la rééducation. Ça bringuebale beaucoup ici, et si on faisait une pause casse-croûte ?

Tirant du sac fougasse, caillette aux herbes et fromage de Banon elles déjeunent, l’une avec un entrain enthousiaste, l’autre avec un effort laborieux.

- Mange ! Tu as besoin de manger.
- Mais je mange !
- On se demande où tu le mets.
- Ce n’est pas forcément de ce genre de nourritures terrestres que j’ai besoin.

- Un peu de douceur aide aussi à reprendre goût à la vie, dit la femme potelée en posant sur ses genoux un carton à pâtisseries.
- Ce que tu peux être gourmande !
- Prends-en. Mange ! Tu as besoin de manger...

La main blanche et replète et la main brune et osseuse plongent à tour de rôle dans le carton à pâtisserie et en sortent navettes, croquants et calissons qui sont engloutis devant le paysage, dans un silence méditatif.

De la hêtraie en contrebas s’élève seulement le sifflement des mésanges : mésanges noires, mésanges huppées, mésanges à longue queue.

- Allez, on repart. Heureusement qu’on avait pris la tout-terrain, mais on ne pourra pas jusqu’au bout avec. Debout !
- Tu me fais marcher ?
- Ben oui ! Donne moi la main, je te prends le bras.

Le dernier tronçon de sentier, embroussaillé de genévriers et de genêts cendrés, est impraticable en fauteuil roulant. D’une démarche vacillante mais obstinée, s’étayant l’une l’autre, elles avancent avec une lenteur tenace vers le but à présent proche.

- Surtout ne me lâches pas!
- N’aie pas peur, je ne te laisserai pas tomber.
- Tiens bon !
- A nous voir, on pourrait croire que je te soutiens. Mais en vérité, c’est toi qui m’aides à tenir debout.

Enfin voici devant elles le grand cairn multicolore, bâti de lauzes parmi lesquelles s’intercalent des pierres de toutes provenances, de tous pays, de tous continents.

Du sac à dos, l’une extrait un bout de roche sombre feuilletée et ondulée, repliée sur elle-même, si noire, si ténébreuse : un morceau de flysch noir de la Mortice qu’elle pose à terre. Puis une pierre triangulaire et lisse, veinée de vert clair et de vert foncé.
- C’est un bout de marbre vert de Maurin. Je vais la mettre par ici, tournée vers l’Ubaye...
Elle enfonce comme un coin entre deux lauzes le marbre qui contraste avec le calcaire blanc, et caresse du doigt les stries vertes.
- Voilà, dit-elle, couleur de l’espoir !

- Celui là, ça fait longtemps que je l’ai, dit l’autre en inclinant d’un côté et de l’autre une sorte de disque gris et luisant qui scintille au soleil et change d’apparence selon l’orientation de la lumière. C’est un micaschiste, je l’avais ramené des Pyrénées.
-Les Pyrénées ! Tu triches, c’est trop loin. On les voit pas d’ici.
- Et alors, il y a bien des pierres d’Australie dans ce cairn. Pourquoi pas des Pyrénées ?
Songeuse, elle manipule la pierre. C’est toujours la même, mais selon l’angle, elle est terne ou brillante : tout n’est qu’une question de point de vue.

Elle la pose côté sud, miroitant au soleil, avant de sortir du sac une plaque gris-beige parcourue de sinuosités régulières, comme si on avait dessiné des courbes sur la pierre avec les dents d’un peigne.
- C’est un flysch à helminthoïdes que j’ai ramené de l’Aupillon. On le reconnaît bien, derrière la chaîne de la Blanche : ce triangle pointu avec l’arête tournée vers nous.

- Tu les connais par cœur toutes ces montagnes.
- Je les ai parcourues à pied. Avant.
- Écoute bien : un jour, on y retournera.
- Tope là !

La pierre déposée sur le cercle extérieur qui entoure le cairn, elles en observent un instant les tracés, ces sinuosités, ces vagues et ces divagations régulières, ces courbes répétitives, superposées, une strate après l’autre... Les parcours de tant de vies, gravées indélébiles dans la roche, tant de circonvolutions, de circonvallations. Le chemin d’un point à un autre n’est pas toujours la ligne droite...

Puis viennent un petit galet mauve en forme de cœur parcouru d’ondulations blanches, un palet orangé à incrustations bordeaux, une boule craquelée veinée de crème, une variolite verte à pois blancs... Galets de la Durance charriés depuis les hautes vallées : le Guil, la Vallouise, la Clarée... Tous trouvent leur place vers l’est, regardant la rivière qui les a polis et transportés.

- Dis, tous ces galets qu’on a portés dans le sac. La rivière les a roulés et descendus de là haut, et voilà qu’ils se retrouvent à nouveau sur un sommet.

Bras dessus bras dessous, elles considèrent le décor.

- Oui. C’est comme nous. On a remonté la pente. L’an dernier, je n’aurais pas marché dix minutes. Je prenais 15 cachets par jour et je voyais jamais la lumière, je ne savais même plus que le soleil existe. Dans ma tête je vivais au fond d’un ubac et j’avais oublié qu’il y a des adrets.
- Et moi, j’étais dans un lit, branchée sur des tuyaux et cassée de partout. Regarde !
Elle désigne en contrebas ces paysage torturés, disloqués, ces falaises tordues : le défilé de Pierre écrite, le rocher de Hongrie, la corniche de Ceüse, la Barre des Dourbes.
- C’est comme moi après mon accident. C’est tout brisé et tordu de partout, et je pensais que je ne tiendrais plus jamais debout.

Voici une vue de la vie : parfois sombre, parfois lumineuse. On atteint des sommets, puis on choit, on déchoit, on chute dans les bas-fonds. Pour autant, les hauteurs sont toujours là. Elles n’ont pas disparu. Elles nous attendent, elles attendent, impassibles, qu’on se relève et qu’on relève à nouveau le défi.

- On est bien montées jusqu’ici !
- On a vidé notre sac.
- On a mis un peu de légèreté dans nos vies.
- Et on a apporté notre pierre à l’édifice.
- Hourra !
- Et que le ciel nous garde en joie !