« Tout se passe dans la semelle », nous assura la vendeuse. « On ne plaisante pas avec les chaussures », ajouta-t-elle, et elle semblait avoir un clou dans les siennes. Pour la ... [+]
Jeanne attend Martin, le petit-fils d'un vieil ami. Elle s'impatiente. Pourtant, il n'est pas en retard. Pour calmer sa nervosité, elle s'allonge sur le sofa.
Le tic-tac monocorde de l'horloge la plonge dans ses souvenirs, sa rencontre avec M. Robert dans les années 80.
À cette époque-là, elle habitait depuis peu dans un petit village et ne connaissait pas encore tout le monde. Cependant, elle avait déjà entendu parler de M. Robert sans ne l'avoir jamais vu. Un homme sans âge, impossible pour elle de lui en donner un. C'est dans la salle d'attente de la banque qu'il l'avait abordée lorsqu'ils s'étaient retrouvés seuls tous les deux.
Le silence dans la petite pièce l'oppressait. Le bec de lièvre qui déshonorait la lèvre supérieure de l'individu la gênait. Elle fuyait son regard, mais quand il s'était adressé à elle, ses yeux d'un gris-bleu la subjuguèrent. Ils brillaient d'un vif éclat. Jeanne ressentit un certain malaise tant il la dévisageait. Elle avait l'impression d'être transparente, qu'il lisait en elle. Cela ne lui plaisait pas trop. Elle fut désappointée quand, d'une voix suave, il lui proposa de tout arranger. Elle se demanda comment il s'y prendrait et surtout ce qu'il pouvait arranger. L'homme perçut son étonnement. Toutefois, il enchaîna sur des questions d'ordre intime. À sa grande surprise, Jeanne lui répondit, faisant fi de sa pudeur. Soudain, le rouge lui piqua les joues. Était-elle si déprimée pour se confier ainsi à un inconnu, lui parler de ses fausses couches à répétition ? C'est vrai que la dernière était récente et elle accusait encore le coup. D'ailleurs, elle était toujours en convalescence et profitait de celle-ci pour régler quelques affaires avec le banquier. Jeanne se ressaisit et, d'un aplomb qu'elle ne se connaissait pas, le questionna à son tour.
— Vous êtes du village ? demanda Jeanne.
— Oui, je suis né et mourrai ici. Et vous ?
— Mon mari et moi avons emménagé cet été.
— Votre nom ?
— Durand !
— Vous êtes la femme du menuisier ? Un gars du pays qui revient aux sources...
— Exactement.
— Je vois, je vois... Si vous le voulez, je pourrais passer chez vous en fin d'après-midi.
— Oui, je suis né et mourrai ici. Et vous ?
— Mon mari et moi avons emménagé cet été.
— Votre nom ?
— Durand !
— Vous êtes la femme du menuisier ? Un gars du pays qui revient aux sources...
— Exactement.
— Je vois, je vois... Si vous le voulez, je pourrais passer chez vous en fin d'après-midi.
Jeanne n'avait pas osé refuser. Après tout que risquait-elle ? Elle ne savait plus, regrettait même. Trop tard, elle avait dit oui.
De retour chez elle, Jeanne passa par l'atelier. Elle voulait voir Simon, son époux, lui raconter sa rencontre avec M. Robert. Elle ne désirait pas se retrouver à nouveau seule avec lui lorsqu'il viendrait chez eux. Son mari la rassura, lui promit d'être présent.
Quand l'homme arriva, il discuta d'abord avec Simon, lui demanda des nouvelles de ses parents. Jeanne les écoutait d'une oreille distraite. Elle appréhendait le moment où il s'occuperait d'elle. Qu'allait-il faire ? M. Robert abrégea la conversion, invita Jeanne à venir près de lui. Timide, elle se déplaça et s'assit sur la chaise qu'il lui présentait.
Un silence tomba. Jeanne remarqua le visage solennel de M. Robert. Tout en étant crispée, elle esquissa un sourire. Elle pensa que si le silence est l'arme du mal elle se trouvait dans une fâcheuse position. Elle ne croyait pas tellement à ses pouvoirs. Allait-elle les compromettre ? Les premiers gestes de l'homme balayèrent ses questions. Il posa ses mains sur la tête de Jeanne, ferma les yeux et prononça quelques mots inaudibles. La jeune femme ne bougeait pas, réprimait difficilement une envie de rire. Soudain, elle sentit un bouillonnement dans son crâne puis une chaleur vive se répandre dans tout son corps comme un coup de fouet. Elle se détendait, se libérait de toutes les tensions accumulées. Elle appréciait ce lâcher-prise, ce moment de sérénité tout en étant dubitative sur la suite des événements. Elle ne voyait pas trop le rapport avec ses problèmes de grossesse.
Quand M. Robert eut fini sa séance de soins, il fit son petit rapport. La moitié du cerveau de Jeanne fonctionnait au ralenti, mais il ne fallait pas s'en soucier car tout était rentré dans l'ordre selon lui. Le temps ferait son œuvre...
À l'argent l'homme préféra une boisson forte en alcool pour se requinquer et donna une consigne impérative à Jeanne, celle d'une semaine de prières le soir. Après avoir bu son verre d'un trait, il quitta la maison du jeune couple.
Le soir même, Jeanne récita un « Je vous salue Marie », sans grande conviction. Les jours suivants aussi, avec un peu plus de foi. Et puis, un beau matin, des nausées. Entre joie et inquiétude, Jeanne espérait...
Quelques semaines plus tard, elle pointa fièrement son ventre arrondi en croisant M. Robert. L'homme sourit sans dire un mot. Par la suite, il apprit la naissance d'une petite Camille suivie de celle d'un petit Guillaume.
Pendant des années, Jeanne rencontrait régulièrement son sauveur, discutait avec lui. Un lien affectif s'était créé entre eux. La dernière fois, il paraissait fatigué. Il lui tint longtemps les mains. Elle ressentit la même chaleur, mais plus intense, que le jour de son passage à son domicile. Jeanne ne revit plus M. Robert. Il partit pour un autre monde quelque temps plus tard.
Après le décès de M. Robert, des cauchemars peuplèrent les nuits de Jeanne. Elle bataillait avec le diable, se réveillait en transe. Quelque chose changeait en elle. Ce n'est que bien plus tard qu'elle comprit...
Jeanne se souvient de ses premières fois comme si c'était hier. À l'aube de son hiver, elle a porté son choix sur Martin.
Des pas crissent sur le gravier. Elle regarde par la fenêtre et voit le jeune homme arriver. Elle ne lui a encore rien dit. Elle lui prendra les mains et attendra en le fixant tendrement dans les yeux. Comme M. Robert.
C'est plein d'humanité, très tendre. J'aime cette belle sensibilité.
Pourtant difficile à faire disparaître les verrues...
Bises du soir et merci de ton passage 😊.