Sur la terrasse, François attendait que quelque chose se passe. Pourvu qu'il pleuve, que les gouttes noires tombent sur sa peau moite de sueur. Le nuage arrivait droit sur lui. Il était prêt à le ... [+]
Même la maison semblait sur le point de s’écrouler
il y a
5 min
89
lectures
lectures
18
Qualifié
En faisant mes cartons, je suis tombé sur cette boîte que ma mère m'avait donnée. Dessins à la pelle et lettres à saint Nicolas. Journaux de classe et bulletins. Au fond, un album contenant des photos de classe et d'anniversaires. Il est incomplet. Plusieurs pages blanches d'où tombe une carte postale envoyée du Jura. C'est moi qui l'ai écrite. Je l'ai bel et bien postée et pourtant il ne l'a jamais reçue.
Quand était-il arrivé à l'école ? Je l'ignore. Tout à coup, je le voyais traverser la cour, dribbler jusqu'au panier sans qu'aucun joueur ne parvienne à l'arrêter. Mais je dus attendre l'année suivante pour attirer son attention. Un jour, subitement, il considéra que j'avais un style bien à moi pour dunker.
Rapidement, nous nous découvrîmes une entente que rien ne semblait pouvoir ternir. Il m'invita chez lui, vint dormir à la maison. Bientôt, nous nous vîmes chaque week-end. Nous étions inséparables. Nous avions onze ans. La chatte de mes voisins mit bas. Nous voulûmes chacun sauver un chaton de la noyade. Lui Bagheera, moi Chatouille. Deux frères.
Dans ma mémoire, il vivait avec sa mère et sa petite sœur dans un logement constitué d'un ensemble de pièces exiguës et sans lumière, reliées par des escaliers raides. A flanc de rocher, à l'orée d'un bois, accessible par un sentier pentu, au détour d'un muret. Pouvait-on appeler ça une maison ? L'espace ressemblait plutôt à un assemblage arbitraire de morceaux disparates. Les propriétaires avaient obstinément tenté d'agencer les parties en un tout tandis qu'ils occupaient le reste de la maison attenante à la rue.
Sa mère nous parlait comme à des adultes, ce qui parfois me mettait mal à l'aise. Elle criait, elle pleurait, prononçait des gros mots. L'amour et la tendresse qu'elle ressentait pour ses enfants la rendait douce malgré son tempérament débordant. Il avait une sœur. La petite était en chaise roulante. Je ressentais beaucoup de répulsion à son égard. Parfois, il devait frapper fort dans son dos pour éviter qu'elle ne s'étouffe dans ses glaires.
Je l'ai suivi aveuglément dans son univers. Michael Jordan et Michael Jackson furent désormais mes deux idoles. Nous passions en boucle les clips du VHS de History. Nous tentions de reproduire les chorégraphies. Il était doué. J'ai commencé à collectionner les cartes de la NBA, à mettre des posters de joueurs grandeur nature dans ma chambre.
J'aimais ses baskets, ses rollers. J'aimais quand on grattait deux balles à sa mère pour s'acheter des Couilles de singe à la librairie d'en face, quand on chouravait le briquet dans le tiroir de la cuisine pour allumer des pétards pirates sur la place du Terminus. J'aimais quand on marchait jusqu'à l'Aldi pour acheter des hamburgers que nous mangerions le soir devant un film de combat. Toutes ces choses pour moi faisaient la différence. Je voulais être comme lui mais vivions-nous dans le même monde ? Je ne manquais de rien. Chez lui, même la maison semblait sur le point de s'écrouler. Je ne me pensais pas que brusquement tout pourrait basculer.
Un jour, j'ai débarqué chez lui à l'improviste. Je rentrais de vacances. Mes tentatives d'appel depuis mon retour étaient restées vaines. Le courrier s'entassait sur le seuil. La carte postale que je lui avais envoyée dépassait de la boîte aux lettres. Les luges d'été et le téléphérique du Col de la Faucille restaient captifs sous le clapet en aluminium. Il ne l'avait pas lue. Par la fenêtre étroite, j'ai vu le salon vide, entièrement vide. J'ai cherché un signe de vie dans la maison sans pouvoir me rendre à l'évidence. Ils étaient partis, sans rien me dire. Sans me laisser de message. Sans me donner un numéro de téléphone.
Quelque chose de mon enfance se brisa contre la porte, resta capturé dans l'écho insignifiant de la sonnette. Les vacances d'été se terminaient. Je rentrais en secondaire. Nous ne serions pas dans la même école. Je n'avais aucun moyen de le joindre. Je n'avais pas la moindre idée d'où il se trouvait. J'ai chialé le soir dans mon lit. Je lui en ai voulu. Je n'ai jamais oublié cette époque, ce jour-là. Cette peine trop grande pour moi. J'ai emporté la carte avec moi, la laisser m'aurait été insupportable. Je l'ai collée dans mon album d'enfance sans savoir qu'avec elle, il se clôturait. En faisant du rangement, ma mère a mis la main sur l'album qui s'est retrouvé dans la boîte à me transmettre.
Je l'appris deux, trois ans plus tard, ils étaient partis vivre dans un HLM à quelques kilomètres de là. Peu de temps après, il avait été accueilli dans la famille d'un élève de notre ancienne école. Sa sœur avait été placée dans un institut. Sa mère ne pouvait plus s'occuper d'eux, j'ignore pourquoi. Je lui en ai encore voulu. Pourquoi n'était-il pas plutôt venu dormir chez moi ? Je ne sais pas ce qu'il s'est passé ensuite.
Lorsque nous nous revîmes, nous étions deux ados se parlant de loin. Dans les retrouvailles imaginées, nous étions enthousiastes, heureux de nous revoir, riant des jours passés. Rien à voir. Nous nous sommes croisés en ville, devant le cinéma. Ça ne dura qu'une minute à peine. Comment sa gentillesse et sa prévenance à mon égard pouvaient-elles avoir fait place à autant de réserve ? Cet air arrogant me déplaisait au plus haut point. Comment oublier avoir été comme deux frères ? Son regard semblait éteint. J'étais terriblement déçu.
Jeunes adultes, nos chemins se croisèrent à nouveau. Nous nous retrouvâmes tous les deux employés dans un hôpital de la région. Je travaillais comme soignant dans un pavillon, lui était aux cuisines. Je m'étais fait ma place dans l'équipe. Il débarquait en me donnant l'impression de surgir de nulle part, comme s'il avait échoué là sans but. Je doutais de sa fiabilité. Je l'ai jugé. Nous avons pris plusieurs fois le bus ensemble. Nous bavardions mais je n'arrivais pas à retrouver l'ami disparu du jour au lendemain. Je n'ai pas reparlé de la maison vide. Je n'ai osé demander des nouvelles ni de sa mère, ni de sa sœur. Je ne me souviens d'aucun de nos échanges. Une fois encore, il s'est volatilisé.
De notre enfance, la plupart de mes souvenirs se sont embrouillés, abandonnés sur le carrelage dépouillé de tout meuble, sur la moquette où nous passions des heures à nous battre. Aujourd'hui, je tente de forcer la porte pour me glisser à l'intérieur et je découvre en moi une douleur que je croyais ensevelie. Les images me reviennent, par bribes et morceaux, floues et incertaines. Je ne t'ai jamais retrouvé alors que nos vies se croisèrent plusieurs fois comme si le destin orchestrait nos retrouvailles. Je me dis : grandir et devenir médiocre. Je croyais t'avoir bien rangé quelque part dans un album. Pourquoi les larmes me montent-elles alors aux yeux ? En feuilletant ces souvenirs, en tombant sur cette carte postale, je me rends compte que j'espère toujours que ces retrouvailles auront lieu, dans un ailleurs où ta vie serait tout autre. Je ressens cet écart poignant entre l'enfant que j'étais et l'homme que je suis. C'est peut-être ça la douleur. Quelle terrible chose que de grandir. Te souviens-tu de nous ?
Je remonte les marches, celles que nous avions gravies il y a vingt-cinq ans. Je passe par les coulisses, au milieu des petits déguisés en indiens. Je me cache derrière les pendrillons bordeaux, entre les décors en bois. Face à face, on se regarde. Pantalon noir et chemise blanche. Je te souris. Les lumières s'éteignent. On entend les premières notes de Black or White. Le riff se propage dans la salle paroissiale. Nous faisons notre entrée sur scène, le cœur tambourinant dans nos poitrines mais nous n'avons peur de rien. C'est l'ovation. Nous reprenons les gestes tant de fois répétés devant la télévision. On lance la guitare en carton. On danse, on enchaîne les mouvements et déchaîne les foules. Sous les spots de couleur, nous sommes inatteignables. Notre amitié et notre enfance se résument à ça.
Je remets la carte dans l'album, dépose l'album au fond de la boîte. Le boîte au milieu des meubles démontés. Tout rentre dans un camion.
Quand était-il arrivé à l'école ? Je l'ignore. Tout à coup, je le voyais traverser la cour, dribbler jusqu'au panier sans qu'aucun joueur ne parvienne à l'arrêter. Mais je dus attendre l'année suivante pour attirer son attention. Un jour, subitement, il considéra que j'avais un style bien à moi pour dunker.
Rapidement, nous nous découvrîmes une entente que rien ne semblait pouvoir ternir. Il m'invita chez lui, vint dormir à la maison. Bientôt, nous nous vîmes chaque week-end. Nous étions inséparables. Nous avions onze ans. La chatte de mes voisins mit bas. Nous voulûmes chacun sauver un chaton de la noyade. Lui Bagheera, moi Chatouille. Deux frères.
Dans ma mémoire, il vivait avec sa mère et sa petite sœur dans un logement constitué d'un ensemble de pièces exiguës et sans lumière, reliées par des escaliers raides. A flanc de rocher, à l'orée d'un bois, accessible par un sentier pentu, au détour d'un muret. Pouvait-on appeler ça une maison ? L'espace ressemblait plutôt à un assemblage arbitraire de morceaux disparates. Les propriétaires avaient obstinément tenté d'agencer les parties en un tout tandis qu'ils occupaient le reste de la maison attenante à la rue.
Sa mère nous parlait comme à des adultes, ce qui parfois me mettait mal à l'aise. Elle criait, elle pleurait, prononçait des gros mots. L'amour et la tendresse qu'elle ressentait pour ses enfants la rendait douce malgré son tempérament débordant. Il avait une sœur. La petite était en chaise roulante. Je ressentais beaucoup de répulsion à son égard. Parfois, il devait frapper fort dans son dos pour éviter qu'elle ne s'étouffe dans ses glaires.
Je l'ai suivi aveuglément dans son univers. Michael Jordan et Michael Jackson furent désormais mes deux idoles. Nous passions en boucle les clips du VHS de History. Nous tentions de reproduire les chorégraphies. Il était doué. J'ai commencé à collectionner les cartes de la NBA, à mettre des posters de joueurs grandeur nature dans ma chambre.
J'aimais ses baskets, ses rollers. J'aimais quand on grattait deux balles à sa mère pour s'acheter des Couilles de singe à la librairie d'en face, quand on chouravait le briquet dans le tiroir de la cuisine pour allumer des pétards pirates sur la place du Terminus. J'aimais quand on marchait jusqu'à l'Aldi pour acheter des hamburgers que nous mangerions le soir devant un film de combat. Toutes ces choses pour moi faisaient la différence. Je voulais être comme lui mais vivions-nous dans le même monde ? Je ne manquais de rien. Chez lui, même la maison semblait sur le point de s'écrouler. Je ne me pensais pas que brusquement tout pourrait basculer.
Un jour, j'ai débarqué chez lui à l'improviste. Je rentrais de vacances. Mes tentatives d'appel depuis mon retour étaient restées vaines. Le courrier s'entassait sur le seuil. La carte postale que je lui avais envoyée dépassait de la boîte aux lettres. Les luges d'été et le téléphérique du Col de la Faucille restaient captifs sous le clapet en aluminium. Il ne l'avait pas lue. Par la fenêtre étroite, j'ai vu le salon vide, entièrement vide. J'ai cherché un signe de vie dans la maison sans pouvoir me rendre à l'évidence. Ils étaient partis, sans rien me dire. Sans me laisser de message. Sans me donner un numéro de téléphone.
Quelque chose de mon enfance se brisa contre la porte, resta capturé dans l'écho insignifiant de la sonnette. Les vacances d'été se terminaient. Je rentrais en secondaire. Nous ne serions pas dans la même école. Je n'avais aucun moyen de le joindre. Je n'avais pas la moindre idée d'où il se trouvait. J'ai chialé le soir dans mon lit. Je lui en ai voulu. Je n'ai jamais oublié cette époque, ce jour-là. Cette peine trop grande pour moi. J'ai emporté la carte avec moi, la laisser m'aurait été insupportable. Je l'ai collée dans mon album d'enfance sans savoir qu'avec elle, il se clôturait. En faisant du rangement, ma mère a mis la main sur l'album qui s'est retrouvé dans la boîte à me transmettre.
Je l'appris deux, trois ans plus tard, ils étaient partis vivre dans un HLM à quelques kilomètres de là. Peu de temps après, il avait été accueilli dans la famille d'un élève de notre ancienne école. Sa sœur avait été placée dans un institut. Sa mère ne pouvait plus s'occuper d'eux, j'ignore pourquoi. Je lui en ai encore voulu. Pourquoi n'était-il pas plutôt venu dormir chez moi ? Je ne sais pas ce qu'il s'est passé ensuite.
Lorsque nous nous revîmes, nous étions deux ados se parlant de loin. Dans les retrouvailles imaginées, nous étions enthousiastes, heureux de nous revoir, riant des jours passés. Rien à voir. Nous nous sommes croisés en ville, devant le cinéma. Ça ne dura qu'une minute à peine. Comment sa gentillesse et sa prévenance à mon égard pouvaient-elles avoir fait place à autant de réserve ? Cet air arrogant me déplaisait au plus haut point. Comment oublier avoir été comme deux frères ? Son regard semblait éteint. J'étais terriblement déçu.
Jeunes adultes, nos chemins se croisèrent à nouveau. Nous nous retrouvâmes tous les deux employés dans un hôpital de la région. Je travaillais comme soignant dans un pavillon, lui était aux cuisines. Je m'étais fait ma place dans l'équipe. Il débarquait en me donnant l'impression de surgir de nulle part, comme s'il avait échoué là sans but. Je doutais de sa fiabilité. Je l'ai jugé. Nous avons pris plusieurs fois le bus ensemble. Nous bavardions mais je n'arrivais pas à retrouver l'ami disparu du jour au lendemain. Je n'ai pas reparlé de la maison vide. Je n'ai osé demander des nouvelles ni de sa mère, ni de sa sœur. Je ne me souviens d'aucun de nos échanges. Une fois encore, il s'est volatilisé.
De notre enfance, la plupart de mes souvenirs se sont embrouillés, abandonnés sur le carrelage dépouillé de tout meuble, sur la moquette où nous passions des heures à nous battre. Aujourd'hui, je tente de forcer la porte pour me glisser à l'intérieur et je découvre en moi une douleur que je croyais ensevelie. Les images me reviennent, par bribes et morceaux, floues et incertaines. Je ne t'ai jamais retrouvé alors que nos vies se croisèrent plusieurs fois comme si le destin orchestrait nos retrouvailles. Je me dis : grandir et devenir médiocre. Je croyais t'avoir bien rangé quelque part dans un album. Pourquoi les larmes me montent-elles alors aux yeux ? En feuilletant ces souvenirs, en tombant sur cette carte postale, je me rends compte que j'espère toujours que ces retrouvailles auront lieu, dans un ailleurs où ta vie serait tout autre. Je ressens cet écart poignant entre l'enfant que j'étais et l'homme que je suis. C'est peut-être ça la douleur. Quelle terrible chose que de grandir. Te souviens-tu de nous ?
Je remonte les marches, celles que nous avions gravies il y a vingt-cinq ans. Je passe par les coulisses, au milieu des petits déguisés en indiens. Je me cache derrière les pendrillons bordeaux, entre les décors en bois. Face à face, on se regarde. Pantalon noir et chemise blanche. Je te souris. Les lumières s'éteignent. On entend les premières notes de Black or White. Le riff se propage dans la salle paroissiale. Nous faisons notre entrée sur scène, le cœur tambourinant dans nos poitrines mais nous n'avons peur de rien. C'est l'ovation. Nous reprenons les gestes tant de fois répétés devant la télévision. On lance la guitare en carton. On danse, on enchaîne les mouvements et déchaîne les foules. Sous les spots de couleur, nous sommes inatteignables. Notre amitié et notre enfance se résument à ça.
Je remets la carte dans l'album, dépose l'album au fond de la boîte. Le boîte au milieu des meubles démontés. Tout rentre dans un camion.