Marguerite

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« On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Antoine de Saint-Exupéry

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Je l'avais emmenée partout. À la mer beaucoup. Au septième ciel surtout. Et puis, un mardi, elle est partie. Pourquoi un mardi ? C'est juste que je m'en souviens. J'ai oublié les autres détails, sauf la porte restée ouverte, béante et bleue. Ma porte. Je l'ai refermée quelques jours plus tard. Il avait bien fallu.

Son parfum est toujours présent. Son chien aussi. Il ne l'a pas suivie. Il aurait dû. C'est chiant un chien qui vous reste sur les bras. Qui vous court dans les pattes. Qui jappe dans un langage qu'on ne comprend pas. C'est qu'il parle chien, l'animal. Et moi je ne parle pas. Et pourtant, il m'aime. Elle l'appelait Moustique. Je l'ai rebaptisé Mystique.

Il m'avait aimé tout de suite. C'est beau un chien qui vous aime. Je suis son Dieu. Alors, Mystique, c'est mieux. Marguerite, c'est le genre de femme à écrire des journées entières dans les arbres. À vous aimer quand elle a le temps. À avoir un chien et des amants. À les abandonner. C'est triste de ne plus être aimé de Marguerite.

Pourtant je faisais tout : la cuisine, les courses, la lessive, la vaisselle et le ménage. Je promenais son chien Moustique-Mystique qui courait le long du port et sur les plages. On se baignait ensemble dans les lacs. Parfois, il se baignait tout seul. Il s'ébrouait toujours gaiement en sortant de l'eau et m'arrosait alors sans ménagement. Aujourd'hui, on ne nage plus. Et je le console, même si c'est moi qui pleure. Il est quand même chou ce chien. Un chien chou chiant. J'évite de verser des larmes. Il a tendance à trop me lécher le visage. Je n'aime pas son odeur de chien.

J'aimais l'odeur de Marguerite. Sa peau-miel au goût salé. Ses baisers sucrés. Ses cheveux éparpillés sur l'oreiller.


***

Hier, en allant à la charcuterie du port, Mystique sur les talons, j'ai croisé Bérénice qui m'a dit :
« Oh toi tu files un mauvais coton, tu as des yeux de chien battu. »
J'ai baissé la tête pour regarder ceux de Mystique. On y décelait juste une joie de chien. Un chien qui s'en va faire un tour, la queue frétillante, la langue pendante et l'appétit au ventre.

C'est que le bougre connaît bien le chemin qui mène aux pâtés pour humains : pâtés de foie, de porc, de canard. Il aime aussi les rillettes et le saucisson. Mais pas du tout le Canigou, ni le César et encore moins le Royal canin. Il déteste le poisson. C'est un chien chou chiant difficile.

Il ne connaissait pas encore Bérénice. C'est chose faite. Il est resté stoïque quand elle a ajouté :
« Viens donc prendre un verre chez moi, ce soir... sans ce chien, si possible. »
Et elle a jeté un œil sur lui. Un œil mauvais de chienne en chaleur jalouse. Puis elle m'en a lancé un autre. Très coquin. Avec un sourire en coin. Ça m'a dérangé. J'aurais préféré lui voir un troisième œil au milieu du front. Ça aurait fait diversion. J'ai répondu que ce n'était pas possible de laisser Mystique à la maison. Qu'il était dépressif et suicidaire. L'espace d'une seconde, je me suis trouvé drôle. Elle a dû me juger fou. Une impression qui va certainement durer toujours. Et c'est tant mieux.

Ainsi, je serais débarrassé de Bérénice. La glu du port. C'est sain de se débarrasser des gens collants, et aussi de ceux qui ne valent pas la peine qu'on s'intéresse à eux. Mystique est un chien chou chiant difficile et stoïque. Je vais peut-être le garder.


***

Ce matin, dans le miroir, je me suis trouvé pâle et beau. Un chagrin d'amour peut vous donner un air romantique qui plaît aux femmes, et un teint diaphane qui vous sied à merveille.

Néanmoins, je me demande où est Marguerite. On ne disparaît pas comme ça, sans un mot. Tout est si étrange. Me connaissant, je n'avais certainement pas essayé de la rattraper. Mystique aurait couru derrière moi. Ça aurait fait vaudeville. Comme dans les vieux films muets où chacun poursuit chacun... J'essaie de me souvenir de cette déroutante affaire. C'est le trou noir et Mystique ne m'aide pas. Il ne sert à rien d'autre qu'à m'aimer et bouffer du pâté.

Ce que je ne comprends pas, c'est qu'à part lui, il n'y a rien d'autre ici qui me prouve l'existence de Marguerite. Aucun cheveu. Aucun vêtement, aucune brosse à dents. Aucun maquillage. Cela dit, je ne pense pas qu'elle se peinturlurait les joues ou les yeux. Il y a bien ce parfum qui a envahi les murs, mais c'est peut-être l'odeur du port qui est entrée chez moi quand j'ai laissé la porte si longtemps ouverte.

Certes, il y a également des feuillets sur la table. Il s'agit de textes rédigés dans une langue étrangère. Aucun rapport avec Marguerite. Par contre, je ne retrouve aucune trace de ses œuvres. Un jour, elle m'avait dit : « J'écris un nouveau roman. Donne-moi un titre. Ce que tu veux. N'importe quoi... Vite ! » Alors, sans réfléchir, j'avais répondu : « Nuage ; Carnage ; Battage... » Elle m'avait interrompu : « Barrage, c'est pas mal, merci. »
Il ne reste rien de ce Barrage. Pas une seule phrase.

Vous avouerez que cette histoire est bizarre, car je n'ai pas de photos d'elle ni de messages. De mails, pas davantage. Je finis par me dire que tout ceci n'est peut-être qu'un jeu, une simulation. Je fais partie d'un programme informatique et mon créateur en a modifié les données. Ou il a peut-être effacé Marguerite par mégarde. Pas son chien.

Je me fais peur : ce serait terrible de ne pas exister. Pourtant, tout a l'air si réel. À commencer par mes tremblements. C'est aussi que j'ai la chair de poule en évoquant cette possibilité de n'être qu'un personnage. Et puis, Mystique le stoïque, pue bel et bien. Et ce que je ressens pour Marguerite, bon sang, c'est pas du chiqué. Quoique...


***

Il est 17 h 30 et maintenant je sais que j'existe vraiment, et ça devrait me rassurer : on a repêché le corps de Marguerite et sa valise qui flottaient parmi les bateaux de plaisance. Ce qui me perturbe à présent, c'est que je viens de retrouver son portefeuille et son portable enfouis au fond de mon tiroir à chaussettes...

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