Malformation infantile

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Moi je suis différente. Je l'ai toujours été. Pour ma mère, c'est comme si j'étais une extraterrestre. Ce qui la perturbe, ce n'est pas tant mon anomalie physique, je suis née avec, de même que ma sœur jumelle. Son problème est que moi, contrairement à elle, je l'ai conservée. Je vous explique. Dans mon village, je ne sais pas si c'est le cas dans les vôtres, tous les enfants, sans exception, naissent avec quelques malformations. Tout d'abord ils naissent avec un troisième œil au milieu du front, à cela s'ajoute un membre inférieur supplémentaire, donc trois pieds au lieu de deux. La particularité de ces organes mystères est qu'ils s'abiment avec le temps et finissent par disparaitre. L'œil par exemple est très sensible à la lumière. Du coup cette photosensibilité l'oblige à se fermer très fréquemment. A force de rester fermées les 2 paupières fusionnent entre elles et l'œil disparait ne laissant qu'un petit trait au milieu du front comme souvenir de son existence passée. Quant au troisième pied, il n'est généralement pas synchronisé avec les autres, ce qui confère aux jeunes humains des mouvements assez désordonnés mais aussi plus rapides. Pour canaliser cela, les parents nous apprennent à marcher avec seulement 2 pieds et ignorer le troisième. A force d'inactivité les muscles qui le composent s'affaiblissent puis meurent. Ainsi après cette cure prolongée, le pied tombe comme peut tomber une dent et cicatrice en laissent une entaille au bas du dos. Le passage à l'âge adulte est généralement célébré quand un petit a réussi à se débarrasser de tous ses organes mystères. L'âge varie en fonction des personnes et des régions. L'intervalle est généralement entre 13 et 16ans. Le problème de ma mère est que j'en ai 18.

Dans mon enfance, je n'ai jamais été une très bonne élève. Mon œil comme celui de mes camarades de classe, ou de ma sœur était sensible ; cependant, au lieu de le fermer pour éviter l'éblouissement, je l'exerçais la nuit. Mon œil devint donc plus résistant s'adapta peu à peu à la lumière. Voir un enfant avec un troisième œil c'est normal, mais que celui-ci soit ouvert, grandement ouvert impressionnait, et qu'il le garde dans la maturité effrayait. Avec cet œil j'avais accès à une dimension que les adultes ne comprenaient pas, je voyais des choses qu'ils ne pouvaient imaginer. Les rares fois où je ne dormais pas en classe j'étais distraite. Les maitres croyaient que je rêvais alors que j'étais bien sur terre mais je ne voyais juste pas de la même manière qu'eux. J'étais émerveillée en permanence par tout et partout. Quant à mon pied, pendant que les enfants normaux s'entrainaient à ne marcher que sur 2 pieds pour faire comme les grands, j'entrainais mon pied de façon à harmoniser son mouvement avec celui des autres. J'y arrivais en partie. Je devins la plus rapide de l'école, pouvant aller plus vite et plus loin que tous les camarades. Pendant les courses j'avais cet avantage majeur sur les autres qui tentaient de me copier par la suite, mais leurs muscles étaient devenus trop faibles pour faire machine arrière. Ma mère perdit espoir de me voir perdre ce pied et cet œil. Ainsi elle ne ratait pas d'occasion de me blâmer lorsqu'elle me trouvait éveillée pendant la nuit ou lorsque je m'agitais trop. Elle disait que les hommes n'aiment pas les femmes qui courent plus vite qu'eux pour me montrer la nécessité de ralentir. J'admets qu'il y avait moins de copains à l'école pour faire la course avec moi, ils se sentaient peut être intimidés par ma vitesse. Heureusement pour elle pendant une mes courses mon pied retrouva sa maladresse naturelle, fit un faux mouvement et se cassa. Ma convalescence dura longtemps ; assez longtemps pour que mes muscles se fatiguent et que mon pied disparaisse. Les adultes se réjouissaient de cette maturité forcée mais moi j'étais anéantie et inconsolable. Pourquoi tenaient-ils tant à ce que je grandisse quitte à me défaire d'une part de moi. A croire qu'ils préféraient des enfants mutilés à des adultes malformés.
Je me rappelle de la mutation de ma sœur Ezer. Elle a commencé à 12ans et à 14ans sa métamorphose était déjà complète. Une vraie jeune femme. Pendant que je courrais encore partout avec mes deux pieds restants, elle, avait déjà des pas posés et coordonnés, elle ne s'agitait plus. Tandis qu'avec mon œil « magique » je m'émerveillais et posait tout plein de questions aux adultes autour de moi, Ezer restait calme et ne parlait que si nécessaire. Je me demandais souvent pourquoi ses lèvres de taciturne ne fusionnaient pas comme son œil. On me demandait sans cesse de prendre exemple sur elle. Ma mère devait regretter secrètement que mon œil soit resté intact après ma chute. Elle proposait souvent de m'attacher une bande sur l'œil pour qu'il s'affaiblisse. Elle le voyait juste comme une source de conflit et de rébellion. Pour elle ce n'était juste pas normal. Ezer et moi avions joué les même jeux, mangé la même nourriture, eu la même éducation. Pourquoi une évoluerait et pas l'autre ? Qui voudrait d'une femme aussi curieuse, aussi agitée et aussi bavarde que moi ?
Dans l'enfance, on accepte certains traits de caractère, mais passé l'âge adulte ils deviennent dérangeants. Je ne suis pourtant pas seule, il existe encore de nombreux adultes qui ont leurs yeux d'enfants ou qui continuent à s'agiter avec ou sans leur pied. Mais ils sont mal vus et méprisés par leurs semblables bipèdes et binoculaires qui s'estiment plus évolués et mature qu'eux. Je me réjouis parce que je n'ai perdu que mon pied. Lorsqu'on perd son œil on perd tout. On oublie l'importante de son pied, on oublie qu'on est né malformés. On finit par oublier que ces deux membres étaient à l'origine de notre bonheur et de notre insouciance. Je me dis que je suis peut être née avec un deuxième cœur. Parce que lorsque les critiques de ma mère et de la société m'attristent je sens toujours un battement irrégulier qui réussit à me réjouir. Donc même si on m'enlève un pied pour me forcer à marcher au pas, même si on m'enlève un œil pour m'obliger à regarder le monde de façon physique et terre à terre, il me restera mes cœurs. Si l'un d'eux est noirci par le monde, l'autre battra plus fort et saura m'insuffler une seconde vie.
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