Les Neiges du Karakoram

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« Les vents de la nuit m'ont pris, Edna, les vents de la nuit m'ont pris... Des rafales à plus de 120 km/h sur l'arête sommitale par une température ambiante de -15 °C, et il a neigé sans discontinuer pendant des heures. La température ressentie a chuté à -35 °C, avec ces vents et l'humidité. Les chiffres sont souvent cruels, les chiffres peuvent te détruire. Tu vois, il faisait presque chaud, normalement, -15 °C... Dans la descente de la partie rocheuse, Gary a basculé sans un cri dans le vide et Jeff a gelé sur place en essayant de s'alimenter, restant plaqué contre le bas d'un mur de glace noire. J'ai marché, rampé et me suis traîné toute la nuit, puis le jour et la nuit suivants en creusant une véritable tranchée dans l'épaisse couche blanche lourde et mouillée sans parfois pouvoir me remettre debout, pieds et mains insensibles. Les vents de la nuit m'ont pris, Edna. »

Les doigts de la jeune femme tremblaient et blanchissaient, serrant de plus en plus fort la mince feuille de papier jauni presque transparente. Ce n'était pas l'écriture de Terry... Elle frissonna.

« Au camp de base de l'Ogre, l'expédition polonaise a déclenché les secours pour moi, tout le monde nous pensait perdus, ils n'en croyaient pas leurs yeux quand ils m'ont vu revenir. J'avais raté les camps III, II et I, faisant ma propre trace en pleine tempête dans la fureur des éléments déchaînés, essayant de garder un vague cap dans ces irréelles vagues de blanc. Ici, pas un arbre à faire plier, seulement des volontés à briser, comme colonnes de glace fragile. Il n'y a hélas bien sûr pas de toit sur les Toits du monde, mais il y avait Toi, que j'imaginais posée là sur ma route comme seul un regard sait se poser, dans un creux de jour, dans un creux de nuit, avec cette évanescente légèreté des choses qui semblent n'oser qu'à peine exister, et sont pourtant l'essentiel, et le sens de la vie. Pour me donner du courage, je me plaisais à me rappeler nos études en France où nous nous étions rencontrés et aimés, comme savent s'aimer si fort les âmes exilées. C'est d'ailleurs pourquoi je t'écris en français, comme nous aimions souvent parler cette langue dans nos plus doux moments. Portant déjà le deuil de mes compagnons de cordée, j'essayais coûte que coûte de ne pas me laisser aller à faire aussi celui de moi-même. Sache qu'un hélicoptère est venu me chercher dès que le temps l'a permis ; sache que l'hélicoptère s'est abattu au sol sur le grand glacier du Baltoro cerné par les plus hautes montagnes du Pakistan après seulement une demi-heure de vol ; sache enfin que je suis le seul survivant. »

Edna ferma les yeux un moment, laissant ses pensées glisser d'un coup dans ses souvenirs, avant de laisser rebondir en elle et en deux langues les infinis échos du mot « survivant ». Elle les rouvrit. Ses mains tremblaient toujours, comme tremble parfois la vie elle-même, sous le souffle de la douceur d'un matin.

« Ce n'était pas mon heure, décidément, tu vois... Ne me demande pas comment je me suis retrouvé à Skardu, je n'en ai pas gardé le souvenir. J'ai pendant plusieurs jours perdu la mémoire sous le choc et souffert d'amnésie antérograde, l'oubli à mesure, une chose terrifiante quand on croit que ça va durer toujours. Dans le petit hôpital militaire, je répondais à des personnes dont j'oubliais l'existence cinq minutes plus tard. Je ne t'avais pas oubliée, rassure-toi, Edna, j'avais conservé mon passé et les si cruels vents de la nuit gravés sur mon corps et mon âme, seul mon futur refusait d'exister. C'était comme écrire une histoire avec de l'encre invisible sur une page restant blanche, telles ces neiges glacées du Karakoram qui ont bien failli m'engloutir à jamais. »

Edna leva les yeux vers la fenêtre qui donnait sur le jardin ensoleillé. Sur le vieux cerisier, deux mésanges bleues vinrent se poser sur une fine branche et poussèrent quelques trilles aigus avant de s'accrocher tête en bas sous une autre. Ici, dans ce coin de campagne anglaise éloigné de la neige et des vents violents, l'été resplendissait...

« Comme je te l'avais dit dans ma lettre avant d'attaquer la marche d'approche, la mystérieuse perte d'une partie de notre matériel à l'aéroport nous avait fait changer d'objectif et tenter l'ascension d'un sommet un peu moins élevé, et l'Ogre, 7285 mètres, a remplacé le Nanga Parbat, 8126 mètres. Sans ces vents qui n'étaient pas prévus par la météo, nous n'aurions pas eu de problèmes en dépit de protections vestimentaires moins performantes. Mais il y a autre chose d'encore plus étrange. Quand ma mémoire pour les choses immédiates me jouait des tours, les souvenirs d'un passé plus lointain paraissaient au contraire exacerbés, et crois-moi ou ne me crois pas, mais j'en ai à présent la conviction : Jeff n'était pas Jeff. Oui, tu lis bien, le Jeff resté plaqué par le vent et le gel contre ce mur de glace noire n'était pas Jeff, j'en suis certain. »

Le front de la jeune femme se plissa. Elle se tourna vers la fenêtre comme pour y chercher un quelconque secours, mais dans les verts feuillages du cerisier au-dehors, les mésanges bleues avaient toutes deux disparu.

« Jeff n'a jamais eu cette tâche de naissance derrière l'oreille gauche que j'avais vue sans en prendre conscience sauf par cette hypermnésie. C'est une évidence, j'ai si souvent grimpé avec lui. Il faut me croire. Il avait un frère jumeau, c'est la seule explication. Je remue tout ça dans ma tête depuis des jours, et j'ai la conviction que Jeff est mort, tué par son frère qui a pris sa place au cours de cette expédition. Je pense que celui-ci est pour quelque chose dans la disparition du matériel. J'avais trouvé Jeff moins bavard que d'ordinaire, plus sombre, préoccupé. L'idée de changer d'objectif est de lui, et c'est lui aussi qui nous a annoncé cette fausse météo. Quand Gary a basculé dans le vide, j'étais en tête et Jeff près de lui. Je suis sûr qu'il l'a poussé et que mon tour allait venir... »

La feuille tomba des mains d'Edna horrifiée, sur la table où se trouvait le reste du courrier. Un gros titre du journal attira son attention :

« L'ALPINISTE JEFF GALLOWAY RETROUVÉ MORT LE CRÂNE FRACASSÉ DANS SON APPARTEMENT »

Elle ne lut pas l'article qui confirmait les soupçons de Terry.

« Je pense qu'il est aussi responsable de l'accident d'hélicoptère. À notre étonnement, il a dit connaître un pilote de la base de secours de Skardu et y est allé faire un tour quand nous sommes passés près de celle-ci... Si je réfléchis bien à tout ça, il faisait là un dernier baroud d'honneur avant de disparaître à son tour après avoir commis l'irréparable en tuant son frère sur un coup de colère. A-t-il voulu le faire revivre un peu ainsi après l'avoir tué ? On ne saura jamais vraiment ce que ressentent les jumeaux... Pourquoi nous tuer nous, si ce n'est pour faire encore plus parler de lui ? »

Deux larmes roulèrent sur les joues de la jeune femme tandis qu'elle lisait les derniers mots :

« Avant de te retrouver très bientôt, il faut que je te dise qu'une infirmière écrit cette lettre pour moi. J'ai perdu quelques phalanges de ma main droite dans cette aventure qui quoi qu'il en soit restera l'un des moments les plus forts de ma vie et le couronnement de ma carrière d'alpiniste. Tu me connais et sais déjà que je réécrirai moi-même un jour d'une manière ou d'une autre, et sais aussi que j'ai trouvé ici ce que j'avais de toute façon cherché, l'imprévu, loin de l'indicible horreur de l'ignoble prudence, qui t'empêche de vivre ta vie avant même ta mort. Tu sais que j'ai apprécié les moindres aspects de cette nature qui est ma seule religion, même dans leur rudesse dont je garde la marque, les éclats du soleil sur les grands champs de neige, et la danse du vent sur les glaces et mon âme. Je ne te dirai pas que je ne partirai plus, le chemin de ma vie est un chemin qui monte, vers ces zones où l'air est aussi rare que l'est l'eau au profond des déserts... et tu sais surtout que je t'aime, et qu'on n'arrivera jamais à m'amputer du cœur. À très vite, Terry. »

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