5 h 00. Ton réveil sonne. Ton train part dans 40 minutes. Ne pas faire de bruit. Sortir en douceur du lit pour ne pas la réveiller. Froid. Trop froid. Descendre comme un chat, comme un voleur. Ton ... [+]
Les deux vieilles qui aimaient les enterrements
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Aujourd'hui, je suis toute seule, ma grande sœur est partie chez sa copine et je m'ennuie. Maman me dit que, à sept ans, je suis assez grande pour m'occuper toute seule ! Aussi, quand je ne sais pas quoi faire, je vais rendre une visite à la voisine, la mère Bouriange, elle est vieille et habite en face de chez nous. Maman n'aime pas que j'y aille, car elle a un gros chat noir plein de puces. C'est très sale et ça sent mauvais chez elle, mais ça ne me gêne pas, je m'assois sur la première marche d'escalier qui descend dans sa cuisine et je laisse la porte entrouverte, comme ça j'ai de l'air pour respirer. Les volets et les fenêtres restent toujours fermés et il fait très sombre dans sa cuisine. Tout près de la porte d'entrée, la mère Bouriange a installé sa machine à coudre. J'aime bien la regarder appuyer avec son pied sur la pédale tout en guidant son tissu qui file sous l'aiguille. Maman dit qu'elle travaille avec habileté et que ses coutures sont toujours impeccablement faites. Il est dommage que ses doigts soient si sales et ses ongles longs sont tout le temps en deuil. Son visage aussi est griffé de profondes rides noires, car elle ne se lave jamais. Quand elle a froid et elle a tout le temps froid, elle pose sur ses épaules une pèlerine qui fut noire dans des temps très anciens, mais qui est maintenant verdâtre. Elle est pleine de petites bouclettes très serrées, j'ai toujours l'impression que de la mousse a poussé sur son dos. Maman me dit que c'est de l'astrakan, une peau d'agneau à la laine très frisée, mais il n'empêche que sa pèlerine est vraiment moche !
Aujourd'hui, c'est mardi, le jour de la visite de la Génie Jeandot. C'est la meilleure amie de la mère Bouriange. Elle est ce qu'on appelle ici une vieille fille parce qu'elle n'a pas de mari. Papa dit qu'elle est sèche et maigre comme un coucou et mauvaise comme une gale, car elle dit tout le temps du mal des gens ! Elle est vêtue d'un long manteau noir et chaussée de gros godillots comme ceux de Monsieur le Curé. Elle seule appelle la mère Bouriange par son prénom : Marguerite. Elles parlent beaucoup toutes les deux et surtout de leurs voisins. Elles commentent les mariages, les naissances et je ne sais pas pourquoi elles comptent sur leurs doigts les mois qui se sont écoulés entre le mariage et l'arrivée du bébé. Et elles terminent toujours par :
— Ce n'est pas étonnant, elle tient de sa mère !
Mais ce qu'elles préfèrent, ce sont les enterrements. Et ce mardi il y en a un ! Les deux commères parlent longuement du défunt, « ce pauvre homme si gentil, trop ma chère Génie, parce qu'avec la femme qu'il avait, une "couratière" comme on n'en fait plus, il en a porté sur la tête plus souvent qu'à son tour ! »
Ce à quoi Génie répond d'un air entendu :
— Oh mais lui n'était pas non plus exempt de reproches ! Il n'aimait pas trop le travail et on le voyait plus souvent au bistrot qu'à son atelier ! Mais j'arrête là, on ne dit pas du mal des morts !
J'ai un peu de mal à suivre leur conversation, car elles chuchotent pour que je n'entende pas et je ne comprends pas ce que ce pauvre Monsieur a pu porter sur la tête !
Dès que le convoi mortuaire approche, elles collent leur nez à la fenêtre. Elles ont ouvert les volets pour cette occasion et serrées l'une contre l'autre, elles n'en perdent pas une miette.
Les deux enfants de chœur dans leur longue robe blanche marchent devant Monsieur le Curé qui précède les deux chevaux noirs attelés au corbillard. Ce sont deux haridelles efflanquées, aux genoux cagneux et au poil rêche. Aussi on leur met à chacun un tapis sur le dos et entre les oreilles, un bouquet de plumes rouges et jaunes qui leur donne meilleure allure.
Ensuite arrive la famille. C'est là que les choses sérieuses commencent !
La veuve tout d'abord, effondrée et entièrement vêtue et voilée de noir. Elle est soutenue de chaque côté par deux hommes de la famille.
La Génie Jeandot attaque la première et grince :
— Sais-tu Marguerite qu'ils ont été tous les deux ses amants ? Et ils osent assister à l'enterrement de son pauvre mari ! Ce sont des sans vergogne !
Ensuite, c'est la famille proche qui marche à pas lents, le visage fermé et l'air compassé. Marguerite pouffe alors de rire et sort ses griffes :
— Regarde donc la sœur de la veuve ! Elle est habillée comme une souillon ! Elle n'a pas voulu que je lui fasse sa robe. Je suis trop chère, paraît-il ! Alors elle a demandé à l'autre, la Rosa, celle qui se dit couturière, mais qui est juste bonne à coudre des sacs à patates, de lui faire une tenue de deuil ! Ah il est beau le résultat ! Qu'en dis-tu, ma Génie ?
Génie semble peu convaincue et hoche la tête en silence, ce qui semble satisfaire sa vieille amie.
Des années plus tard, j'apprendrai que la Génie allait en douce faire coudre ses robes chez Rosa, la couturière concurrente et ennemie intime de Marguerite.
— Vois-tu, Génie, tous ceux de la famille, ils savent que le couple n'a pas eu d'enfant et qu'ils hériteront à la mort de la veuve. Ils sont déjà en train de calculer le montant de la fortune et ce que cela va leur rapporter. Quelle bande de vautours !
Arrivent en fin de cortège, les amis et les copains de bistrot du défunt. Certains affichent une trogne fleurie. Ils ne se sont pas rendus à l'église et ont attendu la fin de la cérémonie au café d'en face où ils ont bu un certain nombre de « canons »* de beaujolais afin de se donner du courage pour aller à pied jusqu'au cimetière. Tout en marchant, ils parlent fort, se donnent des coups de coude et pouffent de rire. Parfois un membre de la famille se retourne et les fusille du regard. Alors penauds, ils se calment quelques instants et prennent un air contrit, mais c'est pour mieux recommencer un peu plus tard avec des fous rires étouffés dans la manche du costume noir que l'on ne sort que pour les grandes occasions.
La mère Bouriange est outrée :
— Quels voyous mal élevés ! On devrait leur interdire de venir. Ils sont incapables de se tenir correctement ! Des « boit sans soif » et des mal polis, oui !
Et la Génie Jeandot de renchérir :
— Ce sont des communistes – sa voix monte dans les aigus – qui mangent du curé tous les matins au petit-déjeuner ! Ils ne le savent pas, mais c'est l'enfer qui les attend ! Oui Marguerite, l'enfer et ses flammes éternelles !
Sa voix tremble de mépris et d'indignation et moi, après cette terrible prédiction, je sens des frissons de peur remonter dans mon dos !
Depuis un petit moment, j'essaie de me faufiler entre les deux commères pour profiter un peu du spectacle....
Mais la mère Bouriange s'en aperçoit et me lance :
— Va t'asseoir et ferme les yeux, ça porte malheur de regarder les enterrements !
Déçue, je m'installe à nouveau sur ma marche en essayant de comprendre pourquoi ça ne leur porte pas malheur à elles.
Lorsque le spectacle se termine, les deux commères quittent leur fenêtre et viennent prendre place sur leur chaise. La Génie Jeandot pousse un soupir de satisfaction :
— Ah ! Marguerite, c'était quand même un bien bel enterrement.
Et la mère Bouriange d'ajouter avec philosophie :
— Vois-tu, Génie, on ne fait pas de mal et ça fait passer le temps !
Moi, je suis alors autorisée à regarder le cortège funèbre qui s'éloigne lentement, au pas tranquille des chevaux, pour disparaître après le grand virage.
*Boire un canon : boire un verre de vin.
Aujourd'hui, c'est mardi, le jour de la visite de la Génie Jeandot. C'est la meilleure amie de la mère Bouriange. Elle est ce qu'on appelle ici une vieille fille parce qu'elle n'a pas de mari. Papa dit qu'elle est sèche et maigre comme un coucou et mauvaise comme une gale, car elle dit tout le temps du mal des gens ! Elle est vêtue d'un long manteau noir et chaussée de gros godillots comme ceux de Monsieur le Curé. Elle seule appelle la mère Bouriange par son prénom : Marguerite. Elles parlent beaucoup toutes les deux et surtout de leurs voisins. Elles commentent les mariages, les naissances et je ne sais pas pourquoi elles comptent sur leurs doigts les mois qui se sont écoulés entre le mariage et l'arrivée du bébé. Et elles terminent toujours par :
— Ce n'est pas étonnant, elle tient de sa mère !
Mais ce qu'elles préfèrent, ce sont les enterrements. Et ce mardi il y en a un ! Les deux commères parlent longuement du défunt, « ce pauvre homme si gentil, trop ma chère Génie, parce qu'avec la femme qu'il avait, une "couratière" comme on n'en fait plus, il en a porté sur la tête plus souvent qu'à son tour ! »
Ce à quoi Génie répond d'un air entendu :
— Oh mais lui n'était pas non plus exempt de reproches ! Il n'aimait pas trop le travail et on le voyait plus souvent au bistrot qu'à son atelier ! Mais j'arrête là, on ne dit pas du mal des morts !
J'ai un peu de mal à suivre leur conversation, car elles chuchotent pour que je n'entende pas et je ne comprends pas ce que ce pauvre Monsieur a pu porter sur la tête !
Dès que le convoi mortuaire approche, elles collent leur nez à la fenêtre. Elles ont ouvert les volets pour cette occasion et serrées l'une contre l'autre, elles n'en perdent pas une miette.
Les deux enfants de chœur dans leur longue robe blanche marchent devant Monsieur le Curé qui précède les deux chevaux noirs attelés au corbillard. Ce sont deux haridelles efflanquées, aux genoux cagneux et au poil rêche. Aussi on leur met à chacun un tapis sur le dos et entre les oreilles, un bouquet de plumes rouges et jaunes qui leur donne meilleure allure.
Ensuite arrive la famille. C'est là que les choses sérieuses commencent !
La veuve tout d'abord, effondrée et entièrement vêtue et voilée de noir. Elle est soutenue de chaque côté par deux hommes de la famille.
La Génie Jeandot attaque la première et grince :
— Sais-tu Marguerite qu'ils ont été tous les deux ses amants ? Et ils osent assister à l'enterrement de son pauvre mari ! Ce sont des sans vergogne !
Ensuite, c'est la famille proche qui marche à pas lents, le visage fermé et l'air compassé. Marguerite pouffe alors de rire et sort ses griffes :
— Regarde donc la sœur de la veuve ! Elle est habillée comme une souillon ! Elle n'a pas voulu que je lui fasse sa robe. Je suis trop chère, paraît-il ! Alors elle a demandé à l'autre, la Rosa, celle qui se dit couturière, mais qui est juste bonne à coudre des sacs à patates, de lui faire une tenue de deuil ! Ah il est beau le résultat ! Qu'en dis-tu, ma Génie ?
Génie semble peu convaincue et hoche la tête en silence, ce qui semble satisfaire sa vieille amie.
Des années plus tard, j'apprendrai que la Génie allait en douce faire coudre ses robes chez Rosa, la couturière concurrente et ennemie intime de Marguerite.
— Vois-tu, Génie, tous ceux de la famille, ils savent que le couple n'a pas eu d'enfant et qu'ils hériteront à la mort de la veuve. Ils sont déjà en train de calculer le montant de la fortune et ce que cela va leur rapporter. Quelle bande de vautours !
Arrivent en fin de cortège, les amis et les copains de bistrot du défunt. Certains affichent une trogne fleurie. Ils ne se sont pas rendus à l'église et ont attendu la fin de la cérémonie au café d'en face où ils ont bu un certain nombre de « canons »* de beaujolais afin de se donner du courage pour aller à pied jusqu'au cimetière. Tout en marchant, ils parlent fort, se donnent des coups de coude et pouffent de rire. Parfois un membre de la famille se retourne et les fusille du regard. Alors penauds, ils se calment quelques instants et prennent un air contrit, mais c'est pour mieux recommencer un peu plus tard avec des fous rires étouffés dans la manche du costume noir que l'on ne sort que pour les grandes occasions.
La mère Bouriange est outrée :
— Quels voyous mal élevés ! On devrait leur interdire de venir. Ils sont incapables de se tenir correctement ! Des « boit sans soif » et des mal polis, oui !
Et la Génie Jeandot de renchérir :
— Ce sont des communistes – sa voix monte dans les aigus – qui mangent du curé tous les matins au petit-déjeuner ! Ils ne le savent pas, mais c'est l'enfer qui les attend ! Oui Marguerite, l'enfer et ses flammes éternelles !
Sa voix tremble de mépris et d'indignation et moi, après cette terrible prédiction, je sens des frissons de peur remonter dans mon dos !
Depuis un petit moment, j'essaie de me faufiler entre les deux commères pour profiter un peu du spectacle....
Mais la mère Bouriange s'en aperçoit et me lance :
— Va t'asseoir et ferme les yeux, ça porte malheur de regarder les enterrements !
Déçue, je m'installe à nouveau sur ma marche en essayant de comprendre pourquoi ça ne leur porte pas malheur à elles.
Lorsque le spectacle se termine, les deux commères quittent leur fenêtre et viennent prendre place sur leur chaise. La Génie Jeandot pousse un soupir de satisfaction :
— Ah ! Marguerite, c'était quand même un bien bel enterrement.
Et la mère Bouriange d'ajouter avec philosophie :
— Vois-tu, Génie, on ne fait pas de mal et ça fait passer le temps !
Moi, je suis alors autorisée à regarder le cortège funèbre qui s'éloigne lentement, au pas tranquille des chevaux, pour disparaître après le grand virage.
*Boire un canon : boire un verre de vin.
des personnages que l'on image bien
des odeurs des couleurs des creux des pleins ... ça file sous les doigts comme sous l'aiguille
un vrai plaisir de lecture
Un belle description d'un cortège dans nos campagnes... un texte vivant pour ainsi dire .
Je rattrape mes lectures , je réactualise mon abonnement et j'en profite pour vous inviter sur une île en finale : Mon Ile (JL DRANEM)
A bientôt sur nos pages !
J L Dranem
J'aime beaucoup ce texte.