« Les poissons rouges naissent libres et égaux à l'étroit dans un bocal, et finissent tous au même endroit. »
Je partageais cette conclusion désormais répandue dans la littérature jeunesse
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Léo s'appliquait, courbé sur son cahier, l'air grave et la langue figée contre ses incisives et sa lèvre supérieure. Madame Plotin avait bien voulu entrebâiller la fenêtre après la récréation pour faire une place au printemps dans la salle de classe. En échange d'une séance d'écriture. Des lignes de voyelles. C'était toujours la même chose avec la maîtresse, donnant donnant. D'abord des o. Elle montra l'exemple au tableau noir. Des o blancs, minuscules, attachés, collés à égale distance les uns des autres, reliés entre eux par ce qu'elle nommait la ficelle. Elle procéda avec une grâce folle que l'école toute entière lui enviait, de ses collègues jusqu'au directeur, des gestes amples, inimitables. Léo cligna des yeux avant d'entamer l'exercice, la plume serrée délicatement entre son pouce et son index. Sa concentration en prit un coup au premier courant d'air frais sur sa joue. Il jaugea son travail puis le compara au tableau. Des o strictement identiques, tristement uniformes, comme tenus en laisse, muets, saisis, incapables de s'exprimer. Empêchés, même. Oui, ces voyelles étaient réduites au silence.
Alors Léo eut une idée. Il repensa à la déclaration universelle des droits de l'Homme, aux extraits lus par la maîtresse. Libres et égaux en droits. Dans tout Homme il y a un o, songea-t-il. Il est donc facile d'admettre qu'eux aussi, les o, naissent libres et égaux. Sur un tableau noir, visiblement. Léo chercha immédiatement à défaire ces liens qui les opprimaient, ces baillons, les fameuses ficelles de Madame Plotin. Il trouva vite un moyen. Pour cela, il jeta un œil à l'horizon, bien au-delà des toits de la ville, renouvela l'air dans ses poumons, une fois, deux fois, puis reporta son attention sur sa feuille. Déjà les o frémissaient, se secouaient, comme animés d'une envie inédite de bouger, comme s'ils savaient déjà. Alors Léo s'empara des liens un par un, déroula lentement les ficelles, extirpant les lettres de leur geôle, et gonfla chacun d'entre eux de son souffle puissant. Il fit des nœuds tels que sa maman lui avait appris. Il n'y avait plus qu'à laisser opérer la magie, et s'exprimer le libre arbitre de ces o devenus ballons. Sans aucune surprise, ils choisirent tous de franchir le pas vers l'extérieur, s'ébrouant en une farandole joyeuse et colorée, portée par les caresses du vent et les promesses de lendemains qui chantent, survolant le préau, la cour, le boulevard avant de disparaître peu à peu vers les faubourgs. D'où il était, Léo, les yeux brillants, aperçut d'autres ballons s'ébrouer et rejoindre la danse. C'était inespéré. Des u, des e, des a, des renforts des autres écoles. Les cloches des églises retentirent simultanément, les nuages se déchirèrent et les cimes des arbres bruissèrent. Les voyelles se faisaient la malle. Bientôt, Tania, Rose, Joseph et Mustapha imitèrent leur camarade, agitant leur cahier devant eux, libérant tour à tour leurs o de leur joug pesant. Partout aux fenêtres, les riverains s'extasiaient. C'était à qui poussait les plus beaux « oh ! ». La clameur sourde se mua en acclamation tonitruante. Des vivats retentissants s'échappaient des maisons, des bureaux, des magasins. Avant de s'éparpiller définitivement aux quatre coins du pays pour goûter chacun de son côté aux joies de l'indépendance, ils procédèrent à une ultime boucle en forme de tour d'honneur, un dernier au-revoir.
À leur passage à hauteur de la classe de Léo, un bruit sec se fit entendre. Il y avait certainement une première perte dans les rangs, un petit accrochage, une bousculade dans le peloton gagné par la liesse. Mais le deuxième claquement, plus fort, ne laissa plus de place au doute. La maîtresse, bras croisés et regard noir derrière ses grandes lunettes, la mine faussement sévère, faisait face à un Léo déboussolé, ramené brutalement sur la terre ferme. Il leva la tête vers le tableau, d'abord rassuré de n'y voir plus aucune trace des o. Oui mais voilà, ils avaient été remplacés par des bâtons raides comme des piquets, rigides, recroquevillés sur leur triste sort. Tous semblables, se dit-il, au moment où la maîtresse venait précisément lui mettre les points sur les i. Et lui claquer un énorme bisou réconfortant.
Alors Léo eut une idée. Il repensa à la déclaration universelle des droits de l'Homme, aux extraits lus par la maîtresse. Libres et égaux en droits. Dans tout Homme il y a un o, songea-t-il. Il est donc facile d'admettre qu'eux aussi, les o, naissent libres et égaux. Sur un tableau noir, visiblement. Léo chercha immédiatement à défaire ces liens qui les opprimaient, ces baillons, les fameuses ficelles de Madame Plotin. Il trouva vite un moyen. Pour cela, il jeta un œil à l'horizon, bien au-delà des toits de la ville, renouvela l'air dans ses poumons, une fois, deux fois, puis reporta son attention sur sa feuille. Déjà les o frémissaient, se secouaient, comme animés d'une envie inédite de bouger, comme s'ils savaient déjà. Alors Léo s'empara des liens un par un, déroula lentement les ficelles, extirpant les lettres de leur geôle, et gonfla chacun d'entre eux de son souffle puissant. Il fit des nœuds tels que sa maman lui avait appris. Il n'y avait plus qu'à laisser opérer la magie, et s'exprimer le libre arbitre de ces o devenus ballons. Sans aucune surprise, ils choisirent tous de franchir le pas vers l'extérieur, s'ébrouant en une farandole joyeuse et colorée, portée par les caresses du vent et les promesses de lendemains qui chantent, survolant le préau, la cour, le boulevard avant de disparaître peu à peu vers les faubourgs. D'où il était, Léo, les yeux brillants, aperçut d'autres ballons s'ébrouer et rejoindre la danse. C'était inespéré. Des u, des e, des a, des renforts des autres écoles. Les cloches des églises retentirent simultanément, les nuages se déchirèrent et les cimes des arbres bruissèrent. Les voyelles se faisaient la malle. Bientôt, Tania, Rose, Joseph et Mustapha imitèrent leur camarade, agitant leur cahier devant eux, libérant tour à tour leurs o de leur joug pesant. Partout aux fenêtres, les riverains s'extasiaient. C'était à qui poussait les plus beaux « oh ! ». La clameur sourde se mua en acclamation tonitruante. Des vivats retentissants s'échappaient des maisons, des bureaux, des magasins. Avant de s'éparpiller définitivement aux quatre coins du pays pour goûter chacun de son côté aux joies de l'indépendance, ils procédèrent à une ultime boucle en forme de tour d'honneur, un dernier au-revoir.
À leur passage à hauteur de la classe de Léo, un bruit sec se fit entendre. Il y avait certainement une première perte dans les rangs, un petit accrochage, une bousculade dans le peloton gagné par la liesse. Mais le deuxième claquement, plus fort, ne laissa plus de place au doute. La maîtresse, bras croisés et regard noir derrière ses grandes lunettes, la mine faussement sévère, faisait face à un Léo déboussolé, ramené brutalement sur la terre ferme. Il leva la tête vers le tableau, d'abord rassuré de n'y voir plus aucune trace des o. Oui mais voilà, ils avaient été remplacés par des bâtons raides comme des piquets, rigides, recroquevillés sur leur triste sort. Tous semblables, se dit-il, au moment où la maîtresse venait précisément lui mettre les points sur les i. Et lui claquer un énorme bisou réconfortant.