Le Renard

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Depuis ma position, je peux distinguer quatre niveaux au tableau champêtre qui s'offre à mes yeux. À l'avant-plan, la pelouse du jardin où trèfles et pissenlits disputent aux graminées leur suprématie territoriale dans une mêlée silencieuse. La rosée est omniprésente en cette matinée de septembre et donne à la scène une fraîcheur vivifiante. Plus loin, passée la frontière d'une haie vigoureuse, s'étend la prairie où le passage répété des vaches a aplati les herbes bien que certaines, plus pugnaces, s'érigent encore en touffes rebelles et se battent pour leur place au soleil. Un peu plus loin, on distingue les taches vert sombre et les contours incertains d'une forêt mixte. Enfin, en arrière-plan, un pic rocheux se cache pudiquement derrière un nuage dont n'émerge que son nez enneigé.


***

— Tu as le renard ?
— Bien sûr que je l'ai. Et toi, tu as la marchandise ?
— Oui, tout est là-dedans : une compilation des meilleures séries télé sur la période 2060 - 2090, une anthologie des classiques du cinéma d'action, dix téras de musique électronique... Il y en a pour des milliers d'heures d'écoute et de visionnage.
— O.K. ça vaut bien les dix minutes du Renard, j'imagine. Il est là-dedans, il ne reste plus qu'à effectuer le transfert.
— Et qui me dit que c'est l'original et pas une version trafiquée ?
— Tu me prends pour un escroc ? Bien sûr que c'est l'original, et pour cause : c'est moi qui l'ai enregistré.
— Non ? Sans rire ? C'est toi qui... qui l'a vécu ?


***

Les propriétaires du gîte m'ont donné le nom du sommet visible depuis la terrasse où je me trouve : le grand charnier. Hier nous l'avons arpenté avec mes parents et y avons assisté par hasard à un cours de parapente. De près, les participants ressemblaient à d'étranges insectes multicolores coincés dans des exosquelettes trop grands ; de loin, à des cerfs-volants sans maîtres condamnés à une errance céleste éternelle. Aujourd'hui et en cette heure matinale, le ciel est encore vierge de leur présence. Abandonnant mes pantoufles, je décide d'affronter les froids baisers de l'herbe humide pour m'approcher des quelques ruches qui trônent dans le jardin. Bien que le soleil soit encore timide, les abeilles s'affairent déjà à la tâche. Leur bourdonnement et le chant de quelques oiseaux épars sont les seuls bruits perceptibles.


***

« Merci ! Merci encore ! »
Je lui rends ses remerciements mais il ne m'entend pas. Il a déjà lancé la première lecture cérébrale du « Renard » et ses sens se sont fermés à toute stimulation extérieure. Comme si ça n'avait pas pu attendre qu'il regagne sa cabine ! En m'éloignant, je me dis que la connectique neuronale est quand même une belle technologie, et que les échanges avec autrui sont la cerise sur le gâteau : je ne connais pas d'expérience plus troublante que de vivre les souvenirs d'un autre avec un réalisme parfait. Bien sûr, cette technologie a un coût et, sur terre, ils ne sont qu'une infime minorité de privilégiés à y avoir accès. Mais le gouvernement mondial s'était montré généreux avec les participants au voyage spatial vers la lointaine Terra Nova. Nous avions tous été équipés d'une connectique dernier cri et d'un espace de stockage cérébral conséquent avant le départ, avec pour consigne d'enregistrer un maximum de souvenirs numériques de nos vies terrestres en prévision du voyage.


***

Ma mère me fait signe de la main pour m'avertir que le petit déjeuner est prêt. Mon père vient la rejoindre et, tous les trois, nous dressons la table en silence sur la terrasse du gîte qui baigne à présent dans une délicieuse odeur de café et de pain frais. C'est alors qu'il surgit d'un interstice dans la haie du jardin : un renard ! Il nous dévisage un instant d'un œil inquisiteur avant de filer le long de la haie. Suivant son mouvement des yeux, nous avons tout loisir d'admirer son port gracile, son pelage chatoyant et sa queue ébouriffée tachée de blanc. Quel bel animal !


***

Quels souvenirs emporteriez-vous de la terre si vous deviez la quitter pour toujours ? La plupart des voyageurs avaient logiquement opté pour des instants précieux passés en compagnie de leurs proches. On voyait aussi circuler beaucoup de souvenirs intimes, de joutes sexuelles débridées, de moments d'adrénaline pure. Pour être « imprimé » dans notre caboche pour toujours, il fallait que ça en vaille la peine ! Pourtant, après plus de dix ans de dérive spatiale, l'attrait de ces moments chargés d'émotions s'était inexorablement tari. Un autre type de souvenirs numériques faisait désormais fureur : les paysages. Et parmi ceux-ci, celui que j'avais enregistré et qu'on connaissait désormais sous le nom de code « le Renard » battait tous les records de popularité. Il n'avait pourtant rien d'exceptionnel : juste un souvenir de vacances en Isère avec mes parents, quelques semaines avant le grand départ, dans un décor qui n'avait pas beaucoup évolué depuis le début du 21e siècle. Je me souviens avoir regretté sur le moment l'enregistrement d'un moment aussi trivial. Si j'avais su... Aujourd'hui on se battait, on s'étripait, on me bâtissait des ponts d'or pour l'avoir. Car ces quelques minutes de calme champêtre contenaient un trésor dont nous étions tous devenus terriblement avides : un instant de contact authentique avec la Terre-Mère.


***

Sans bruit, le renard a rejoint l'extrémité du jardin. Avant de se perdre dans les méandres de la haie buissonnante, il tourne sa gueule vers la terrasse et, l'espace d'un instant, nos regards se croisent. Ses yeux jaunes brillent de curiosité et d'intelligence. Une seconde plus tard, il a déjà disparu entre les ronces. Mon regard saute de la haie à la prairie, où quelques vaches hardies ont fait leur apparition, puis remonte le paysage. À l'arrière-plan, le nuage qui enveloppait la montagne se dissipe peu à peu, dévoilant les contours rocheux du grand charnier. La nature toute entière frémit sous une brise légère et semble prête à sortir de sa torpeur matinale. Une magnifique journée s'annonce.

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