Je déteste les légumes. J’ai toujours détesté les légumes. En quatre-vingts ans, personne n’a jamais réussi à m’en faire manger. Ni ma mère, la pauvre femme, ni ces saletés ... [+]
Non, ce n'est pas possible ! Je ne l'ai plus ! Il a dû tomber de ma poche. Il y a un trou dans ma poche. Il faut que je retrouve tout : le trou, ma poche, le ticket. Je vais revenir sur mes pas. Il est passé par ici, il repassera par là. Ce serait trop bête, vraiment trop bête. Pour une fois que j'avais de la chance ! Voyons. Je suis sorti du métro à la station des Pas Perdus, mais je ne l'ai pas perdu, pas là, je l'avais encore. J'ai tâté le fond de ma poche, bon, il n'y avait pas de trou, mais le ticket était là. Maintenant il y a un trou et il n'y a plus de ticket. A cause des clefs ! C'est ça. Les clefs font des trous dans les poches. Il ne faut pas mettre des trous dans les clefs. Les poches. Il ne faut pas mettre des clefs dans les poches. Putain, il est où, ce ticket ? Ensuite, j'ai pris la rue Landru, ou Lacenaire, je ne sais plus. Je suis passé devant le salon de thé Au Macaron Versaillais, j'ai cru reconnaître quelqu'un, une vieille marquise rafistolée, j'ai sorti ma main de ma poche pour la saluer mais ce n'était pas elle, j'ai salué quelqu'un d'autre. Là, il doit être par là. Tiens, ils parlent de moi dans le journal !
Le kiosque à journaux affichait la manchette du Petit Echo de la Butte : "Où est passé le gagnant du loto ?" Un mois que tout le monde se demandait qui était le détenteur d'un billet gagnant, chargé potentiellement d'un million d'euros. S'il ne se présentait pas avant 19 heures ce jour même, le gain serait perdu, envolé le gros magot, retourné dans sa cagnotte. Suivait l'interview du bureau de tabac qui avait vendu le ticket. Non il ne se rappelait de rien, vous savez on voit passer beaucoup de gens, on ne peut pas retenir tout le monde, et puis on ne fait pas attention aux numéros qu'on vend ! Si ça se trouve, il n'était pas du quartier, si ça se trouve c'était un touriste, il est reparti chez lui on ne le reverra plus, maintenant cassez-vous, j'ai du boulot ! Bref, il ne savait rien. Sauf une chose : c'est bien ici que le ticket avait été acheté et validé. Mais personne n'était venu réclamer son gain.
Non, pas ça, c'est un ticket de pressing, il ressemblait à quoi déjà ce billet de loto ? Ben, y'a écrit dessus : Loterie Nationale et puis le numéro. J'avais voulu jouer ma date de naissance, mais on ne peut pas dire qu'elle m'ait porté chance, ma date de naissance. Comme numéro poissard, elle se pose un peu là. Alors j'ai pris le numéro de sécu de ma mère, qui n'a pas eu beaucoup de chance non plus, j'ai multiplié par le carré de l'hypoténuse, bref, j'ai mélangé n'importe quels chiffres et ça a donné : 35, 21, 9, 22, 18 et 13. Ça ne voulait tellement rien dire que je n'ai pas cherché à les retenir. Quand j'ai vu le tirage à la TV, je n'ai même pas reconnu mon jeu. Mais un mois plus tard, j'ai entendu à la radio que le gagnant avait oublié de réclamer son gain. Là, je me suis dit : c'est tellement con que ça pourrait être moi. Bingo !... Et voilà. Ça fait cinq minutes que j'épluche le trottoir, les gens doivent commencer à me trouver bizarre. Me prendre pour un pousse-mégot. Non, ça c'est un prospectus pour des sushis.
Il tourne en rond. C'est vrai qu'on le prendrait pour un pousse-mégot. Pas complètement clochard, mais pas bien net non plus. On voit que les fées ne se sont pas penchées beaucoup sur son berceau. Il pourrait être sous-archiviste au département des permis de conduire de la préfecture. Contrôleur des boîtes carrées à la direction des fromages de la commission européenne. Mais pour ça, faut parler anglais. Il se penche, il ramasse un bout de papier, son visage s'illumine, il se met à courir avec le ticket au bout des doigts, comme pour lui faire prendre l'air, et justement le truc s'envole, il essaie de le rattraper, mais un camion passe et le souffle l'emporte plus loin, de l'autre côté, sur le trottoir d'en face. Il traverse en trombe comme un qui veut se suicider. De l'autre côté, il y a un chien. Gnac ! Un chien chope le truc dans sa gueule. Le mec court après le chien. Le chien se carapate, il aime ça, jouer. Il galope les oreilles au vent, avec un grand sourire de clébard en train de faire une connerie.
Il est où ce chien ? Là, dans l'impasse. Regarde moi ça, il est content de lui, il m'attend. Mon Dieu qu'il a l'air con ! J'avance la main pour essayer de lui prendre son papier. Il grogne. Il fait le méchant. Changement de méthode. Je dois encore avoir dans mes poches des petits saucissons d'apéritif que je pique dans les cocktails. J'en lance un juste au-dessus de son museau. Réflexe, il saute pour l'attraper. Le temps qu'il ait compris qu'il venait de se faire arnaquer, je suis loin, avec le billet gagnant. Je cours aussi vite que je peux. Mazette, ça glisse. Qui est-ce qui a eu l'idée de faire des angles de rue aussi carrés que des coins de table. Le buraliste est juste au bout du trottoir, encore cent mètres. Qu'est-ce qu'il me veut ce mec qui me barre la route : "Paaardooon mooonsieeeuuur... " Il parle toujours aussi lentement ? Il a dû être terminé au Prozac ! "....eeeest-ce queee vouuuus aveeez l'heeeeure ? " Bon Dieu oui, j'ai l'heure, mais j'ai pas le temps "C'est18H55, barre-toi !" Ah, le voilà !
Le buraliste est en train de baisser son rideau de fer comme aux beaux temps de l'URSS. Il y a peu de chances qu'un nouveau client se pointe. Plus personne n'achète de journaux, plus personne ne fume. Quand un énergumène complètement démantibulé lui tombe dessus. "Je ferme !" fait le commerçant. "Non. Vous ne fermez plus. Je vous rachète !" Et il l'attrape par le colbac : "Rouvrez votre boutique tout de suite sinon je sens qu'il va y avoir une veuve". C'est ainsi qu'à 18h58, soit 19 heures pré-pétantes, Emile valide son ticket gagnant. Il est radieux, il est illuminé de l'intérieur, on dirait une crèche de Noël. "Emile comme Emile Louis ?" demande le buraliste. "Non, Emile comme le jeu radiophonique, le Jeu d'Emile Heureux".
Vous aimez le Jeu des Mille Eros. Vous aimerez peut-être "Mille et trois", que je situe dans le cadre de ce jeu radiophonique : Mille... et trois ! (Guy Bellinger)?all-comments=1