Françoise Lebon. Fran-çoise Le-bon. J'ai beau me répéter son nom sur tous les tons, je n'arrive toujours pas à réaliser. En vingt-cinq ans de métier je pensais avoir tout vu, être rentré dans ... [+]
Le grand saut
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Finaliste
Jury
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Combien de mètres en dessous ? Difficile à dire avec le courant et les tourbillons. Au moins une vingtaine, j'en suis sûr. Je ne pensais pas que ça me ferait un tel effet. Il paraît que plus on prend de la vitesse, plus l'eau se durcit. Mieux vaut ne pas plonger alors. Je sauterai, même si ça manque de style. Il ne me reste plus qu'à attendre le bon moment. C'est quelque chose qui se sent. Pour cela, je dois poser mon esprit. Seulement, entre le débit tourmenté du fleuve en bas et les railleries incessantes de mes trois camarades derrière moi, c'est impossible. Alors j'essaie de respirer calmement, et de bien répartir le poids de mon corps sur mes pieds nus posés sur le parapet. Il ne s'agit pas de perdre l'équilibre avant l'instant fatidique.
La veille, j'étais exprès allé m'acheter un caleçon. J'avais expliqué à la vendeuse que je cherchais quelque chose de « fun » avec des couleurs vives. Elle m'avait vendu ce modèle à motifs de palmiers et de fruits exotiques. Une promesse de fête insouciante sur une île aux eaux turquoise. Aux antipodes de la réalité. Après les pluies d'hier, le fleuve montre les muscles puissants de ses eaux troubles. Il contorsionne ses longs bras autour du pilier central. Je devrai vite m'en éloigner quand je remonterai à la surface. Le débit m'inquiète aussi, bien que je sois bon nageur.
— On savait que t'étais pas cap ! lance Nathan.
— Fallait pas nous faire déplacer... renchérit Jérôme de son timbre nasillard.
Je ne me retourne pas, je reste concentré. J'entends des bruits de briquets, et bientôt je sens les volutes de leurs cigarettes portées par la brise. Mon vertige n'en est que plus grand. Je n'ai jamais supporté cette odeur. Sans doute un problème de foie selon le médecin chez qui mes parents m'avaient emmené dans mon enfance. J'avais le mal des transports, mais jamais ils n'avaient renoncé à fumer dans l'habitacle de notre Peugeot.
— Que de la gueule, rien dans le caleçon !
Je ne me laisse pas perturber. J'ai reconnu la voix de Fred. C'est ce grand benêt qui a choisi mon « épreuve d'intégration ». Les deux autres avaient approuvé de leurs ricanements de hyènes. C'est la coutume, paraît-il. Un rite ancestral transmis de promotion en promotion. L'année prochaine ce sera à moi d'infliger un doux supplice aux nouveaux venus. Chacun son tour.
Je sens parfois des voitures ralentir sur le pont. Je ne tourne pas la tête. J'imagine le conducteur intrigué par la scène : à peine a-t-il le temps de comprendre ce qui se joue qu'il doit poursuivre sa route, sous la pression du flux de circulation. Et puis il y a ce groupe de pêcheurs sur le quai de droite, habillés curieusement de gilets fluo. Une demi-douzaine à laquelle je m'efforce de ne pas trop prêter attention. Par une lente inspiration, je me recentre dans mon axe. Surtout, ne pas perdre le contrôle.
Malgré mes efforts, les pensées se bousculent dans ma tête. Me revient cet article qui parlait d'un ado, mort en heurtant le pilier d'un pont. Le journaliste avait dénoncé un pari stupide. Ou cet autre qui évoquait la disparition d'un nageur dans les courants profonds. Son corps tout gonflé avait été retrouvé quelques jours plus tard, dix kilomètres en aval, au niveau du barrage électrique. Je pense encore aux silures, ces poissons carnassiers qui dépassent souvent les deux mètres et qui alimentent nombre de légendes. Ils croqueraient de leur énorme gueule les pieds trempés par les promeneurs insouciants... leurs nageoires seraient ornées de dards et plusieurs témoins les auraient vus gober des oiseaux.
Petit à petit un attroupement se forme sur la route au-dessus du groupe de pêcheurs. Je me dis qu'un de ces monstres vient sans doute d'être pris. Loin s'en faut ! En voyant le fatras d'objets rouillés recouverts de boue et de vase amoncelé sur le quai, je réalise qu'il s'agit de pêcheurs à l'aimant. Ils n'ont pas de cannes, mais lancent directement leurs cordes lestées dans les flots. Chaque nouvel objet remonté grossit le nombre des curieux. Vélos, barrières, panneaux de signalisation s'étalent comme autant de lots de kermesse.
Des coups de klaxons intempestifs me font sursauter et peu s'en faut que je perde mon équilibre. Dans mon dos, les moteurs tournent au ralenti. Une voiture s'est arrêtée à mon niveau. Un claquement de portière suivi d'un coup d'accélérateur. Les klaxons se calment. Le flux reprend.
— Tu vas finir par causer un accident.
— En plus, on n'a pas que ça à faire...
— C'est vrai, j'ai piscine !
Quels crétins ! Au fond, ma bêtise égale bien la leur. Je n'aurais jamais dû relever le défi. Il serait encore temps de renoncer. Tant pis pour la honte.
— Qu'est-ce que vous foutez là ? Il ne va tout de même pas plonger ?
Ce ruisseau de pureté au milieu des rires gras, pas de doute, c'est la voix de Coralie ! Je reste pétrifié à l'idée qu'elle me voie en caleçon. Le sang me monte à la tête.
— T'inquiète, on gère.
— Il a juste du mal à se décider.
Elle s'était assise à côté de moi le jour de la rentrée pour le discours du chef d'établissement. Jambes croisées, elle notait sur un calepin « les valeurs fondamentales » qu'égrenait le proviseur : tolérance, soutien des nouveaux élèves par les plus anciens, et autres balivernes. Pendant ce temps, je lorgnais discrètement ses fines chevilles sous sa robe d'été. Les lanières de ses sandales s'y croisaient plusieurs fois. Ses pieds n'étaient maintenus que par un anneau de cuir dans lequel passait le gros orteil. À leur extrémité, les ongles nacrés de blanc s'alignaient comme de petits coquillages. Elle avait appliqué le même vernis sur ses mains, ce qui rehaussait le teint cuivré de sa peau. Son stylo-plume dansait sur le papier, sismographe de mes émois. Malgré sa position inconfortable, son écriture restait fluide et sinueuse. Chacune de ses boucles me captivait davantage. Quand elle s'était aperçue que j'épiais ses notes, elle s'était penchée vers mon oreille : si je le souhaitais, elle partagerait avec moi ses pleins et ses déliés. Je lui avais écrit mon numéro en bas de page. Elle ne m'avait laissé qu'un prénom. Depuis, j'attendais son appel.
Une vive clameur s'élève de la rive du côté des pêcheurs. Mon regard abandonne les remous et se pose sur le quai. Ils sont plusieurs à tirer sur une corde au bout de laquelle émerge de biais un objet oblong. Au-dessus du quai, les badauds s'animent et se penchent pour mieux voir.
— Putain, regardez-moi ça !
— La vache !
—... C'est un obus.
Le bruit de leurs semelles qui s'emballent sur l'asphalte. Ils détalent. Ces imbéciles sont partis se mêler à la foule. Je me retrouve planté là, et tout à coup, plus rien n'a de sens. Le fleuve imperturbable continue à couler. Je m'inquiète pour mes affaires que j'avais déposées en tas et que plus personne ne surveille désormais. Je me retourne. Elle est là. De belles mèches ondulent en cascades autour de son visage. Le bleu profond de ses yeux magnétise mon regard. Notre intense face-à-face se prolonge au-delà du raisonnable. Je ne pourrai plus reculer. Le moment est venu.
Je me lance.
La veille, j'étais exprès allé m'acheter un caleçon. J'avais expliqué à la vendeuse que je cherchais quelque chose de « fun » avec des couleurs vives. Elle m'avait vendu ce modèle à motifs de palmiers et de fruits exotiques. Une promesse de fête insouciante sur une île aux eaux turquoise. Aux antipodes de la réalité. Après les pluies d'hier, le fleuve montre les muscles puissants de ses eaux troubles. Il contorsionne ses longs bras autour du pilier central. Je devrai vite m'en éloigner quand je remonterai à la surface. Le débit m'inquiète aussi, bien que je sois bon nageur.
— On savait que t'étais pas cap ! lance Nathan.
— Fallait pas nous faire déplacer... renchérit Jérôme de son timbre nasillard.
Je ne me retourne pas, je reste concentré. J'entends des bruits de briquets, et bientôt je sens les volutes de leurs cigarettes portées par la brise. Mon vertige n'en est que plus grand. Je n'ai jamais supporté cette odeur. Sans doute un problème de foie selon le médecin chez qui mes parents m'avaient emmené dans mon enfance. J'avais le mal des transports, mais jamais ils n'avaient renoncé à fumer dans l'habitacle de notre Peugeot.
— Que de la gueule, rien dans le caleçon !
Je ne me laisse pas perturber. J'ai reconnu la voix de Fred. C'est ce grand benêt qui a choisi mon « épreuve d'intégration ». Les deux autres avaient approuvé de leurs ricanements de hyènes. C'est la coutume, paraît-il. Un rite ancestral transmis de promotion en promotion. L'année prochaine ce sera à moi d'infliger un doux supplice aux nouveaux venus. Chacun son tour.
Je sens parfois des voitures ralentir sur le pont. Je ne tourne pas la tête. J'imagine le conducteur intrigué par la scène : à peine a-t-il le temps de comprendre ce qui se joue qu'il doit poursuivre sa route, sous la pression du flux de circulation. Et puis il y a ce groupe de pêcheurs sur le quai de droite, habillés curieusement de gilets fluo. Une demi-douzaine à laquelle je m'efforce de ne pas trop prêter attention. Par une lente inspiration, je me recentre dans mon axe. Surtout, ne pas perdre le contrôle.
Malgré mes efforts, les pensées se bousculent dans ma tête. Me revient cet article qui parlait d'un ado, mort en heurtant le pilier d'un pont. Le journaliste avait dénoncé un pari stupide. Ou cet autre qui évoquait la disparition d'un nageur dans les courants profonds. Son corps tout gonflé avait été retrouvé quelques jours plus tard, dix kilomètres en aval, au niveau du barrage électrique. Je pense encore aux silures, ces poissons carnassiers qui dépassent souvent les deux mètres et qui alimentent nombre de légendes. Ils croqueraient de leur énorme gueule les pieds trempés par les promeneurs insouciants... leurs nageoires seraient ornées de dards et plusieurs témoins les auraient vus gober des oiseaux.
Petit à petit un attroupement se forme sur la route au-dessus du groupe de pêcheurs. Je me dis qu'un de ces monstres vient sans doute d'être pris. Loin s'en faut ! En voyant le fatras d'objets rouillés recouverts de boue et de vase amoncelé sur le quai, je réalise qu'il s'agit de pêcheurs à l'aimant. Ils n'ont pas de cannes, mais lancent directement leurs cordes lestées dans les flots. Chaque nouvel objet remonté grossit le nombre des curieux. Vélos, barrières, panneaux de signalisation s'étalent comme autant de lots de kermesse.
Des coups de klaxons intempestifs me font sursauter et peu s'en faut que je perde mon équilibre. Dans mon dos, les moteurs tournent au ralenti. Une voiture s'est arrêtée à mon niveau. Un claquement de portière suivi d'un coup d'accélérateur. Les klaxons se calment. Le flux reprend.
— Tu vas finir par causer un accident.
— En plus, on n'a pas que ça à faire...
— C'est vrai, j'ai piscine !
Quels crétins ! Au fond, ma bêtise égale bien la leur. Je n'aurais jamais dû relever le défi. Il serait encore temps de renoncer. Tant pis pour la honte.
— Qu'est-ce que vous foutez là ? Il ne va tout de même pas plonger ?
Ce ruisseau de pureté au milieu des rires gras, pas de doute, c'est la voix de Coralie ! Je reste pétrifié à l'idée qu'elle me voie en caleçon. Le sang me monte à la tête.
— T'inquiète, on gère.
— Il a juste du mal à se décider.
Elle s'était assise à côté de moi le jour de la rentrée pour le discours du chef d'établissement. Jambes croisées, elle notait sur un calepin « les valeurs fondamentales » qu'égrenait le proviseur : tolérance, soutien des nouveaux élèves par les plus anciens, et autres balivernes. Pendant ce temps, je lorgnais discrètement ses fines chevilles sous sa robe d'été. Les lanières de ses sandales s'y croisaient plusieurs fois. Ses pieds n'étaient maintenus que par un anneau de cuir dans lequel passait le gros orteil. À leur extrémité, les ongles nacrés de blanc s'alignaient comme de petits coquillages. Elle avait appliqué le même vernis sur ses mains, ce qui rehaussait le teint cuivré de sa peau. Son stylo-plume dansait sur le papier, sismographe de mes émois. Malgré sa position inconfortable, son écriture restait fluide et sinueuse. Chacune de ses boucles me captivait davantage. Quand elle s'était aperçue que j'épiais ses notes, elle s'était penchée vers mon oreille : si je le souhaitais, elle partagerait avec moi ses pleins et ses déliés. Je lui avais écrit mon numéro en bas de page. Elle ne m'avait laissé qu'un prénom. Depuis, j'attendais son appel.
Une vive clameur s'élève de la rive du côté des pêcheurs. Mon regard abandonne les remous et se pose sur le quai. Ils sont plusieurs à tirer sur une corde au bout de laquelle émerge de biais un objet oblong. Au-dessus du quai, les badauds s'animent et se penchent pour mieux voir.
— Putain, regardez-moi ça !
— La vache !
—... C'est un obus.
Le bruit de leurs semelles qui s'emballent sur l'asphalte. Ils détalent. Ces imbéciles sont partis se mêler à la foule. Je me retrouve planté là, et tout à coup, plus rien n'a de sens. Le fleuve imperturbable continue à couler. Je m'inquiète pour mes affaires que j'avais déposées en tas et que plus personne ne surveille désormais. Je me retourne. Elle est là. De belles mèches ondulent en cascades autour de son visage. Le bleu profond de ses yeux magnétise mon regard. Notre intense face-à-face se prolonge au-delà du raisonnable. Je ne pourrai plus reculer. Le moment est venu.
Je me lance.

Pourquoi on a aimé ?
C'est fou comme le cœur, l'instant, quelque chose dans l'air… comme de petits riens, et une bonne dose de sentiments peuvent nous donner du
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Pourquoi on a aimé ?
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