Le courrier

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J'aime la solitude qui permet le rêve et l'évasion, les rencontres qui font grandir, la vie qui chaque jour me surprend. J'écris aussi parfois...

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La vieille est assise devant l'âtre éteint. Comme chaque matin, elle attend.
Une semaine sans nouvelles et une autre encore avant, elle décompte les jours à l'aide des pots de terre sur l'étagère. Le plus petit pour le lundi et ainsi de suite. On est dimanche, le pot le plus gros, Flora ne viendra pas. Passer la journée à somnoler. Et laisser flotter la pensée. Les souvenirs, ce qui reste quand tous ceux que l'on aime se sont envolés vers un monde ou l'autre.
Contre toute attente, la cloche tinte à la grille. Sur le gravier les pas légers d'un elfe, un oiseau blessé, le crissement des temps anciens quand la vie résonnait dans la cour. Volailles égaillées, le chien qui aboie, voix des hommes partant au labeur, la lessive qui claque au vent de la mer.
Deux coups à la porte d'entrée. Le signal de Flora. La vieille vérifie l'emplacement des pots, le jour du seigneur, sans courrier.
La jeune femme saisie par le froid de la pièce, une lame de couteau qui tombe sur ses épaules rugueuses. Personne n'est bien gras sur l'île. Elle s'annonce et entreprend d'allumer le feu. Ce sera plus gai de lire à la lueur des flammes, la chaleur caressera la carcasse tassée au fond du fauteuil. La vieille ne le quitte plus sinon pour se coucher après la soupe.
Flora ajuste le châle de laine noire, redresse le chignon d'une épingle, une pression sur l'avant-bras de l'aïeule en signe d'affection.
La voix claire prête à fendre le calme de la pièce :
— On peut commencer ? Il y en a trois cette semaine, toutes arrivées le même jour, jeudi, le jour du pot du milieu, mais je n'ai pu monter plus tôt avec ce froid et l'ouvrage à la maison.
Trois lettres... Pour toute réponse, la vieille se laisse aller contre le dossier, elle abaisse ses paupières sans cil sur ses yeux délavés. Pas le moindre rictus, elle ne sait plus sourire, toutes ses larmes taries comme le ru derrière le mas depuis que Fabio est parti.
Flora entame la lecture, le bruit du papier, l'enveloppe déchiquetée et la feuille qu'on déplie, elle racle sa gorge, toussote un peu, pour que s'étire le plaisir de l'attente, sans fatiguer le vieux cœur :
« Chère mère,
Tu sais comment je suis arrivé au port, que de péripéties ! Ensuite, la traversée a semblé longue mais j'ai enfin posé le pied sur ce pays où il pleut souvent. Beaucoup ont été malades sur le bateau mais je suis costaud, tu le sais. Je t'écrirai plus longuement dès que j'aurai trouvé du travail. J'ai bon espoir. Baisers. Fabio, ton fils. »

La vieille, de ses doigts tors, lustre les accoudoirs élimés, les yeux laiteux regardent en-dedans. Elle se tait, bercée par le roulis, l'écho de son garçon qui vogue sur les mots, son fils devenu un homme, si vite, avec l'idée d'aller gagner son pain ailleurs, quitter la terre des ancêtres, abandonner sa mère au milieu des collines où plus rien ne pousse que les cailloux et la misère.
Elle a usé de tous les artifices pour le retenir, jusqu'à tomber malade pour de vrai à force de jouer les souffreteuses. En vain, ses arguments poids plume face à la ténacité de Fabio, un entêtement chevillé au corps dès sa naissance. Après l'accouchement, la voisine l'avait cru mort, posé sur les linges ensanglantés, son cri avait jailli comme un défi à la vie au milieu des sanies. Et le curé, qui n'avait jamais vu pareil enfant, hypnotisé par le balancier de l'encensoir, accroché à l'étole du prêtre, un éclat de rire lorsque l'eau bénie avait inondé son front.
Fabio le différent, avide de courses effrénées, le regard vers l'horizon, au-delà de la mer, toujours plus loin. Quand il rentrait le soir, éreinté, affamé, des étoiles dans ses yeux enfiévrés. Celant le mystère de ses découvertes, ses désirs d'évasion, déjà.
Sa mère, surprise par sa décision de partir, ou simulant la stupeur, dernier baroud pour coller son fils à son île.
Seule Flora savait ce bout de terre, îlot au milieu des flots, trop ténu pour Fabio. Son besoin d'espace, de grand air et d'aventure, elle le connaît, elle l'aime depuis toujours. Depuis leurs escapades d'enfant à travers la campagne, avant les grandes sécheresses, lorsque les arbres regorgeaient de fruits, quand ils croquaient à pleines dents la chair juteuse de la vie. Et l'école et les baignades salées, de jour et aussi de nuit quand il faisait le mur. Avant de grandir. Le premier bal, le baiser, les serments – je reviendrai, on se mariera –,  le chagrin de Flora, ses larmes sèches et ses supplications muettes. Fabio déjà loin dans sa tête.
La jeune femme ouvre la deuxième lettre, une enveloppe longue, la même écriture assurée :
« Chère mère,
Une bonne nouvelle aujourd'hui. Je me suis fait un ami, un type sérieux, il connaît quelqu'un qui va me trouver un travail de livreur. Je vais passer mon permis de conduire. Avec le salaire, je pourrai t'envoyer de l'argent pour réparer le toit du grenier. Excuse-moi, j'ai beaucoup à faire. Je pense à toi, ton Fabio. » 

Un doux ronflement suit le tic-tac de la pendule fatiguée. Flora ajoute une bûche. Les braises s'affolent, réveillant la mère. Elle a compris l'essentiel, son fils a trouvé un travail. Il est courageux, comme l'était son père.
— Si vous voulez, grand-mère, je vous lirai la troisième plus tard.
La vieille femme grommelle et se redresse. Elle n'a pas de temps à perdre. Lâchée par son corps, mais assez d'esprit pour suivre Fabio dans son périple.
Un signe bref du menton, reliquat d'autorité du temps où elle faisait tourner la maison, la famille et les deux ouvriers agricoles. Première levée, dernière couchée.
Flora n'insiste pas, elle parcourt la troisième lettre :
« Madre mia,
C'est fait, j'ai du travail et je gagne bien. Je t'enverrai un peu d'argent dès que j'aurai trouvé à me loger. Après, j'économiserai et je rentrerai au pays. On te soignera et j'épouserai Flora, si tu acceptes. Tu verras comme on sera heureux. On te fera des petits tout autour de toi. Je t'embrasse, Madre. Fabio. » 

Fabio a retrouvé les accents du pays, il n'a pas oublié les siens, il va revenir. La vieille tourne son regard vide en direction de Flora qui essuie une larme en reniflant. Alors la vieille en déniche une aussi, la petite dernière qui ne demandait qu'à éclore au milieu du malheur, une larme de joie. Trop d'émotions d'un coup. Le retour de l'enfant chéri, un mariage avec ses chants et ses danses, des enfants pour égayer la vie.
Flora se lève, elle a versé la soupe fumante dans le bol :
— À bientôt, Madre, je reviens vite, le jour du troisième pot de la semaine d'après, j'aurai peut-être du courrier.
La madre s'est endormie sur ses rêves en blanc.
Flora tire la porte. Quand elle reviendra, elle lira une nouvelle lettre à la vieille aveugle. Elle choisira une enveloppe carrée et de l'encre violette.

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