Le cœur brisé

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Pourquoi on a aimé ?

C’est l’histoire d’un cœur brisé, ou bien plutôt d’un cœur perdu, enlevé, subtilisé à sa première propriétaire. Raoul a quitté

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"Ecrire c'est tenter de savoir ce qu'on écrirait si on écrivait - on ne le sait qu'après - avant, c'est la question la plus dangereuse que l'on puisse se poser. Mais c'est la plus courante aussi." ... [+]

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Raoul l'avait quittée sans qu'elle n'ait absolument rien vu venir, un tir chirurgical, presque sans bruit, presque sans larmes, assurément sans effusion de sang, même si, une fois qu'il avait claqué la porte, elle avait dû s'allonger sur le parquet, comme vidée, en position fœtale, pour éviter de tourner de l'œil. Un sniper de la rupture : efficace et létal. Combien de temps Margot était-elle restée là, étendue sur le sol, à tenter d'assembler les morceaux du puzzle, à refaire le film de leur (dés)union, et essayer de retrouver le moment où la pellicule avait sauté, écran noir, ne rallumons pas les lumières, The End ? Une vie.
« Je pars, désolé ».
Et le silence.
Anesthésiée par la peine, elle n'avait pas bougé, par terre, hébétée, à regarder les ombres des lampadaires danser sur ces murs qu'il avait voulus tirant sur l'émeraude lorsqu'elle les aurait souhaités légèrement lilas. Était-ce là, lorsqu'elle avait cédé trop facilement sur les peintures de leur salon, qu'il avait cessé de l'aimer ? Quand ce genre de décisions se prenaient-elles réellement ? Immobile au milieu de son monde qui se gondolait, elle le revoyait ces derniers mois, gentil, comme toujours, attentif, peut-être un peu plus nerveux, certes, mais rien de grave non plus. Elle aussi était stressée, moins tournée vers lui ; les travaux du nouvel hôpital l'accaparaient beaucoup, tous ces retards, ces complications avec les matériaux qui n'arrivaient pas, le boulot quoi. Elle n'avait rien deviné.
« Je pars, désolé ».
Et puis, aussi bizarre que cela puisse paraître, très vite, elle avait recomposé sa vie. Le soir même, elle avait changé les draps, fait une grosse valise pour Raoul, parti sans rien, avait descendu les albums photos à la cave – huit gros volumes remplis de souvenirs, un pour chaque année – et s'était ouvert une petite bouteille de jurançon, qu'elle avait bue avec des cigarettes et Radiohead. On y était, donc. La rupture. Sa rupture. Voilà, c'était son tour. Elle n'était pas la première, ne serait pas la dernière. S'apitoyer sur son sort ne ferait que lui faire perdre du temps et elle avait bien vu, avec sa mère et quelques amies passées par là, que cela ne servait à rien, si ce n'est, lentement mais sûrement, à lasser les autres. Des heures grises, des mois vides, des années effacées. Les hommes ne revenaient pas, voyez-vous. Autant le savoir. Elle le savait.
Elle s'était accordé deux jours blancs à la maison, et avait repris le travail, normalement. Elle avait décidé de ne dire que le minimum à son entourage, sujet-verbe-complément, « Raoul est parti... ». Les autres, gênés, surpris, désolés, mais incapables de changer le cours de l'histoire, n'avaient pas vraiment cherché à remplacer les points de suspension par des propositions, ni circonstancielles, ni, surtout pas, participiales. Cela lui allait très bien. Les mots sont parfois bien vides et les relations aussi.
Réunions de chantier, gym, sorties ciné, apéros et même relations physiques avec des partenaires rencontrés sur des applications ou dans des diners, elle riait, elle jouissait, elle transpirait, elle lisait, et donc, en somme, elle vivait. En apparence. Car Raoul, sorti de sa vie les mains dans les poches, avait aussi pris son cœur avec lui. Un oubli ?
Margot ne sentait plus rien, mais plus rien du tout. Elle était comme amputée. Dans sa poitrine régnait un grand blanc, ni douloureux ni animé, une piscine de vide dans laquelle flottaient des émotions fugaces, comme étouffées. Les émois du monde lui parvenaient de loin, elle évoluait dans un environnement cotonneux, sans aspérités, une existence en sourdine, et rien ne semblait pouvoir combler cette béance intérieure, ce courant d'air, ce puits sans fond. Il y avait le gouffre de son cœur brisé, et autour, des restes d'elle, celle d'avant. La situation n'était pas douloureuse, cependant. Elle s'y habituerait. La nature a horreur du vide, dit-on : sans doute des lambeaux d'existence se reconstruiraient-ils autour d'elle, comme des mauvaises herbes plus fortes que tout qui enlaceraient son âme malmenée.
Lorsqu'elle posait sa main sur son cœur, elle sentait pourtant son battement, un peu affolé, comme celui des petits moineaux qui parfois, dans la grande baie vitrée de la maison de sa mère, venaient se cogner, trompés par la transparence de la vitre, et s'échouaient, KO, sur la terrasse, les pattes en l'air, à demi occis. Enfant, elle les prenait dans ses mains en coupe, leur soufflait dessus comme pour les ranimer, leur glissait une goutte d'eau dans le bec, importante soudain, puissante. En quelques minutes, ils retrouvaient leurs esprits, ouvraient les yeux, et s'envolaient de nouveau dans le ciel. Et elle ? Qui allait la prendre dans ses mains protectrices et lui insuffler une bouffée d'amour, faire repartir son palpitant, boum boum, un cœur battant, un cœur vivant, un cœur qui vole ?
Elle n'avait jamais cherché à avoir des nouvelles de Raoul. Un jour, une amie à qui elle n'avait rien demandé lui avait raconté qu'il avait ouvert un restaurant, avait eu un petit garçon avec une Brésilienne, avait demandé de ses nouvelles. Incroyable. Mais même là, son cœur n'avait pas daigné reprendre le chemin de sa poitrine. À peine un léger frémissement, un soupir. Son entourage la trouvait tout de même bizarre, et il commençait à se murmurer que si Raoul était parti, eh bien, cela avait peut-être à voir justement avec cette étrange froideur, ce détachement. Décidément, rien ne semblait atteindre cette fille.
Et les années passèrent.
Margot continua à vivre, si l'on veut. Elle eut des amants dont elle ne connaissait pas toujours le nom et en tous cas pas l'âme. Elle visita des pays qui ne l'intéressaient guère, goûta des plats sans véritable saveur, se baigna dans des mers tièdes qui lui faisaient regretter le confort de son salon. Ses amis appréciaient de la voir, mais lorsqu'elle ne venait pas, eh bien, cela ne faisait pas grande différence, à vrai dire. Elle incarnait sympathiquement une sorte d'absence.
La seule chose vraiment notable qui lui arriva finalement, ce fut sa mort.
Un matin d'avril pluvieux, sur le nouveau chantier du Palais de Justice, un bloc de béton de 3,7 tonnes, suspendu à une grue de chantier pour constituer la chape principale, s'était détaché. Elle était juste en dessous, plongée dans les plans, sous un parapluie. Elle ne s'était assurément rendu compte de rien. Elle était morte sur le coup, malgré son casque. Un accident d'une violence inouïe. Très choqués, les témoins avaient dû recevoir une aide psychologique d'urgence : l'énorme bloc avait roulé après avoir heurté la jeune femme et le corps de Margot ne formait plus qu'une atroce bouillie.
Dans son portefeuille, à l'hôpital, on avait trouvé sa carte de donneur. Le seul organe qui avait pu être sauvé, c'était son cœur. Il avait été parfaitement protégé par la cage thoracique, les côtes et le sternum, un miracle. Un cœur mis à nu, c'est tout petit, la taille d'un poing, pas plus, mais moins fragile qu'on ne le pense. En salle d'opération, celui de Margot avait été saisi avec délicatesse, pris dans les mains gantées et précautionneuses d'un chirurgien nommé Marc. Il avait regardé ce joli petit cœur palpitant dans ses paumes, lui avait parlé, adressé des vœux de bonheur, comme les murmures que l'on prononce à l'oreille de ceux qui partent pour un long voyage – c'était son rituel à lui, depuis 20 ans qu'il faisait des transplantations cardiaques.
Ce cœur-là était en parfaite santé, « une pépite », avait dit le médecin, ému. Et puis, il l'avait glissé dans la poitrine de l'enfant qui l'attendait, un petit garçon bouclé aux grands yeux noirs nommé Gilberto. L'opération s'était parfaitement bien passée. Dans le couloir, les parents, en larmes, n'avaient plus de mots pour remercier Marc, Dieu, ce cœur, cette morte qui donnait une seconde chance à leur petit. Le papa, qui s'appelait Raoul, ne sut jamais que l'organe qui sauvait la vie de son fils lui avait en fait toujours appartenu.

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