Le cancer des fleurs

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Je n'avais que sept ans quand celle qui m'a mis au monde avec tant d'amour a succombé au cancer du poumon qui bourgeonnait dans son corps depuis déjà trois interminables années. Sûrement pour atténuer la douleur du deuil, ou parce que je ne comprenais pas vraiment ce qu'impliquait le fait de mourir, je me plaisais à imaginer que de jolies fleurs poussaient sur son corps inerte, maintenant qu'elle reposait sous la terre dans son écrin mortuaire de bois clair, et qu'elles germaient autour de sa tombe. Près de sa pierre funéraire, dont l'épitaphe chantait, comme un rossignol printanier : « Que ton repos soit aussi doux que tu étais généreuse », j'allais tous les jeudis déposer les petites fleurs sauvages que je trouvais dans les champs près de notre maison et que j'associais en un bouquet maladroit et désordonné. J'apportais pâquerettes, pissenlits, boutons-d'or et coquelicots, en espérant qu'ils lui plairaient autant que de son vivant.

Dans mes longues nuits noctambules et silencieuses, je songeais que ses beaux cheveux d'un blond solaire déracinés par la chimiothérapie repoussaient sous la forme de lierre et de fougère, parsemés de fleurs roses et blanches, et s'étendaient comme un fleuve feuillu jusqu'à prendre racine dans la terre et atteindre le centre de notre monde. Ma mère était curieuse, et elle aurait aimé voyager, je rêvais alors qu'elle pouvait voir au travers de l'écorce des arbres, des feuilles, des pétales des fleurs ; qu'elle ressentait la caresse du vent sur chaque extrémité des plantes dans lesquelles elle se glissait. Mon imagination m'aidait à me persuader qu'elle était en paix là où son âme reposait, que ses regrets s'envolaient un à un comme le plus léger des grains de pollen, voltigeant au loin entre les pattes des bourdons et des abeilles.

Je crois que c'était mieux de l'imaginer ainsi : toujours belle, même dans la mort, la peau aussi bleue que ce ciel qu'elle se plaisait tant à embrasser du regard, animée des couleurs de cette nature verdoyante dont elle prenait soin à longueur de journée, que de songer à elle comme à un cadavre décharné dont les os devenaient apparents, comme si cette femme qui m'avait aimé comme aucune autre ne m'aimerait jamais n'était plus ma mère, et même plus vraiment un être humain. Non, je n'ai jamais pu me résoudre à arrêter d'enjoliver la mort. J'ai vu ce que le cancer faisait, j'ai vu la douleur qu'il engendrait se peindre à chaque aurore sur le doux visage de Maman, jusqu'à son dernier souffle, et l'expression si paisible qu'elle avait quand elle est entrée dans la terre. Au moins, elle ne souffrait plus, et elle avait rendu son dernier souffle dans les bras de son mari, ses doigts entrelacés aux siens, baignée dans l'amour de celui avec qui elle avait partagé ses derniers mois.

La vie après son départ fut différente, c'est un constat que je ne peux nier ; tout semblait plus froid, vide et triste, mais l'univers a continué de tourner quand même, alors j'ai suivi son mouvement sans jamais l'oublier, elle qui m'avait tout donné. Chaque soir, dans mon lit, et ce jusqu'à mes quinze ans, j'ai serré dans mes bras l'ours en peluche qu'elle m'avait offert pour mes trois ans, et dont la fourrure était encore imprégnée de son odeur vanillée, pour tenter de combler la douleur de sa perte, le manque de ses tendresses, de ses câlins, et de ses baisers. Puis je lui adressais une prière et je lisais encore et encore toutes ces histoires qu'elle avait l'habitude de me conter après manger, le soir, au coin de la cheminée. J'ai travaillé à m'offrir l'avenir qu'elle aurait voulu pour moi, et j'ai étudié sans relâche pour cela jusqu'à y arriver. C'est elle qui m'a donné envie de vivre et de lutter, parce que c'était la femme la plus forte que j'ai connue.

Mais mon père a emprunté le chemin inverse au mien ; il s'est renfermé sur lui, comme une fleur sans soleil et sans eau qui fane dans l'obscurité, et je ne l'ai plus jamais vu sourire après que le cancer a fini son sinistre travail. Il s'est laissé mourir de chagrin pendant dix ans, son cœur et son âme se flétrissant dans son malheur indicible. Durant ses derniers jours, prisonnier de son mutisme douloureux, il ne m'a rien laissé d'autre que le souvenir d'une coquille vide que plus rien ne pouvait combler. Je me suis promis après sa mort que je ne cesserais jamais d'être heureux, même face à ces évènements qui font de la vie qu'elle est parfois si dure. Pour Maman et pour Papa, j'ai tenu cette promesse, cette résolution, printemps après printemps.

Et aujourd'hui, maintenant que s'éteint sous mon souffle la bougie de mes quatre-vingt-dix ans, je me sens bien. Je sais que je vais mourir demain, mais je suis en paix avec mon existence. Ma fille est là avec mon gendre ; elle tient ma main fripée contre son cœur, et je sens qu'elle retient ses larmes de rouler sur ses joues. Je la regarde, et me dis qu'elle a tellement grandi, qu'elle est devenue si belle. D'ailleurs, elle me fait penser à ma mère, toujours si douce, si aimable. Mes petits-enfants sont là, eux aussi. Chaque jour après l'école, depuis mon hospitalisation, ils viennent me raconter leur journée pour m'occuper un peu l'esprit. En ce jour où je vis mes derniers instants, je suis entouré des miens, comme je l'ai toujours voulu, et je m'en vais rejoindre mon aimée dans peu de temps, sans aucun remords ni regret.

Et bientôt, des fleurs pousseront sur mon corps.

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