Depuis hier matin, je suis obsédée par la mort. Je la vois partout. Quand j'ouvre le frigo, je l'imagine tapie derrière un bocal de concombres. Le pot roulerait et m'exploserait le crâne en deux ... [+]
Le bouquet
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Lauréat
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J'étais exprès parti plus tôt. J'avais exprès emprunté le chemin le long pour flâner dans les champs et trouver les plus belles fleurs. Et maintenant, je fais exprès de m'attarder pour cueillir des bleuets, les préférés de ma mère.
Les yeux rivés vers le ciel, j'avale les nuages qui passent, trainant les pieds dans la terre qui se soulève. La nature est en éveil, les corolles gonflées par les rayons du soleil. Je connais ce sentier par cœur, mille fois revisité, mille fois repeint de pensées enfantines et d'éclats de rire naïfs. Je pourrais le parcourir les yeux fermés, le regard en arrière, loin derrière moi. Dans ce passé qui n'est plus, mais qui survit encore dans les épis de blé et dans ces graines qui germent chaque année.
Petits, ma mère adorait nous emmener ici mon frère et moi. Elle disait qu'elle aimait ça la nature, le grand air. En vérité, c'était surtout pour éloigner le bruit de la maison. Ici, dans les hectares de verdure le vent piégeait nos cris et les emportait au loin. Elle pouvait alors lire en paix, assise dans l'herbe, les pieds allongés devant elle et les yeux aux aguets. Ma mère c'est une femme de la campagne. Une vraie. Elle aime les fleurs, les arbres, et regarder passer le train.
Ce que je veux lui ramener ce n'est pas un simple bouquet, mais tous mes souvenirs condensés dans des tiges aux reflets d'hier, un merci silencieux pour tous ces moments de joie qui ont jalonné mon enfance. Et alors elle se rappellera de nous, petits, les yeux rougis, le nez coulant, et à quel point notre amour perdure dans le temps.
Je me suis garé au début du sentier. Il faut dix minutes pour rejoindre la maison de mes parents si on marche droit devant soi sans s'arrêter. Comme j'ai fait pas mal de détours, je devrais arriver pile à l'heure du repas.
Au passage, je cueille un coquelicot pour ma femme. Il va faner avant que je ne rentre, mais c'est le geste qui compte. Et puis je sais à quel point elle aime le rouge. Je regrette presque qu'elle ne soit pas là. Elle est restée avec mon fils à la maison. Le petit est malade.
J'ai fini le bouquet. Il est presque l'heure. La maison apparait dans l'angle. Je hâte le pas. Ma mère ouvre les bras en me voyant arriver.
— Je n'ai pas vu ta voiture, tu viens d'où ?
Je lui tends le bouquet.
— Je me suis garé pas loin de la boulangerie. J'ai pris le sentier qui longe la rivière, tu sais. Et j'en ai profité pour te cueillir des fleurs. Joyeuse fête des Mères !
— T'en as du temps à perdre toi, lance mon père du salon.
— Merci mon cœur ! le coupe presque ma mère en me claquant une bise sur chaque joue. Je vais chercher un vase.
Elle attrape le bouquet et se dirige vers la cuisine. J'ai à peine le temps de fermer la porte que la sonnette retentit. Mon frère apparait, un gros paquet dans la main, sa femme et ses deux enfants à sa suite. La petite famille s'engouffre dans la maison, et je vois alors ma mère faire volte-face, poser mon bouquet sur le bord d'une commode et se ruer sur mon frère.
— Fred, vous voilà enfin ! Vous avez fait bon voyage ?
— Oui maman, tiens c'est pour toi, bonne fête des Mères !
Les deux bambins n'ont même pas le temps d'enlever leurs chaussures que ma mère a posé le cadeau sur la table et le déballe avec frénésie. Je crois même l'entendre retenir son souffle.
— C'est un potager connecté, dit Fred tandis que ma mère lève devant elle un pot en porcelaine blanche, l'observant sous toutes les coutures. J'ai vu ça sur le site Walkyrie. Ça m'a pris deux minutes pour commander. Ils sont rapides chez eux, c'est arrivé ce matin.
Ma mère sourit tellement que je découvre le haut de ses dents. Elle saute dans les bras de mon frère en piétinant de joie.
— Merci ! C'est le cadeau parfait !
Je regarde mes fleurs qui tirent la gueule sur le coin de commode et me demande si je dois chercher de l'eau. Puis le repas commence et j'oublie. Ma mère me demande cent fois où est Sophie et cent fois je lui dis que Max est malade.
— C'est dommage quand même, toute cette préparation pour rien.
Au moment où elle sert le poulet rôti, je jette un œil vers les bleuets. Ils ne sont plus là. Ma mère les a enfin mis dans un vase. Je respire. J'avais peur qu'ils finissent leur vie sur le bord de la commode. Je tâte le coquelicot dans ma poche qui a triste mine, mais qui survivra jusqu'à la maison.
— J'ai oublié le pain, s'exclame soudain ma mère.
— Je vais le chercher.
Je me dirige vers la cuisine, le cœur rempli de cette tendresse muette que je n'ose exprimer. Je remplis rapidement la corbeille avec les morceaux de pain, et m'apprête à revenir au salon quand j'aperçois quelque chose dans la poubelle.
Les fleurs, ramollies jusqu'à leurs extrémités dorment à présent au milieu des coquilles d'œufs et des restes de peau de poulet.
Je retourne à table, le cœur noyé.
C'est ce moment-là que mon père, gris comme un âne, choisit pour balancer, sans détour :
— Et toi Chris, t'as pas pris de cadeau pour ta mère ?
Les yeux rivés vers le ciel, j'avale les nuages qui passent, trainant les pieds dans la terre qui se soulève. La nature est en éveil, les corolles gonflées par les rayons du soleil. Je connais ce sentier par cœur, mille fois revisité, mille fois repeint de pensées enfantines et d'éclats de rire naïfs. Je pourrais le parcourir les yeux fermés, le regard en arrière, loin derrière moi. Dans ce passé qui n'est plus, mais qui survit encore dans les épis de blé et dans ces graines qui germent chaque année.
Petits, ma mère adorait nous emmener ici mon frère et moi. Elle disait qu'elle aimait ça la nature, le grand air. En vérité, c'était surtout pour éloigner le bruit de la maison. Ici, dans les hectares de verdure le vent piégeait nos cris et les emportait au loin. Elle pouvait alors lire en paix, assise dans l'herbe, les pieds allongés devant elle et les yeux aux aguets. Ma mère c'est une femme de la campagne. Une vraie. Elle aime les fleurs, les arbres, et regarder passer le train.
Ce que je veux lui ramener ce n'est pas un simple bouquet, mais tous mes souvenirs condensés dans des tiges aux reflets d'hier, un merci silencieux pour tous ces moments de joie qui ont jalonné mon enfance. Et alors elle se rappellera de nous, petits, les yeux rougis, le nez coulant, et à quel point notre amour perdure dans le temps.
Je me suis garé au début du sentier. Il faut dix minutes pour rejoindre la maison de mes parents si on marche droit devant soi sans s'arrêter. Comme j'ai fait pas mal de détours, je devrais arriver pile à l'heure du repas.
Au passage, je cueille un coquelicot pour ma femme. Il va faner avant que je ne rentre, mais c'est le geste qui compte. Et puis je sais à quel point elle aime le rouge. Je regrette presque qu'elle ne soit pas là. Elle est restée avec mon fils à la maison. Le petit est malade.
J'ai fini le bouquet. Il est presque l'heure. La maison apparait dans l'angle. Je hâte le pas. Ma mère ouvre les bras en me voyant arriver.
— Je n'ai pas vu ta voiture, tu viens d'où ?
Je lui tends le bouquet.
— Je me suis garé pas loin de la boulangerie. J'ai pris le sentier qui longe la rivière, tu sais. Et j'en ai profité pour te cueillir des fleurs. Joyeuse fête des Mères !
— T'en as du temps à perdre toi, lance mon père du salon.
— Merci mon cœur ! le coupe presque ma mère en me claquant une bise sur chaque joue. Je vais chercher un vase.
Elle attrape le bouquet et se dirige vers la cuisine. J'ai à peine le temps de fermer la porte que la sonnette retentit. Mon frère apparait, un gros paquet dans la main, sa femme et ses deux enfants à sa suite. La petite famille s'engouffre dans la maison, et je vois alors ma mère faire volte-face, poser mon bouquet sur le bord d'une commode et se ruer sur mon frère.
— Fred, vous voilà enfin ! Vous avez fait bon voyage ?
— Oui maman, tiens c'est pour toi, bonne fête des Mères !
Les deux bambins n'ont même pas le temps d'enlever leurs chaussures que ma mère a posé le cadeau sur la table et le déballe avec frénésie. Je crois même l'entendre retenir son souffle.
— C'est un potager connecté, dit Fred tandis que ma mère lève devant elle un pot en porcelaine blanche, l'observant sous toutes les coutures. J'ai vu ça sur le site Walkyrie. Ça m'a pris deux minutes pour commander. Ils sont rapides chez eux, c'est arrivé ce matin.
Ma mère sourit tellement que je découvre le haut de ses dents. Elle saute dans les bras de mon frère en piétinant de joie.
— Merci ! C'est le cadeau parfait !
Je regarde mes fleurs qui tirent la gueule sur le coin de commode et me demande si je dois chercher de l'eau. Puis le repas commence et j'oublie. Ma mère me demande cent fois où est Sophie et cent fois je lui dis que Max est malade.
— C'est dommage quand même, toute cette préparation pour rien.
Au moment où elle sert le poulet rôti, je jette un œil vers les bleuets. Ils ne sont plus là. Ma mère les a enfin mis dans un vase. Je respire. J'avais peur qu'ils finissent leur vie sur le bord de la commode. Je tâte le coquelicot dans ma poche qui a triste mine, mais qui survivra jusqu'à la maison.
— J'ai oublié le pain, s'exclame soudain ma mère.
— Je vais le chercher.
Je me dirige vers la cuisine, le cœur rempli de cette tendresse muette que je n'ose exprimer. Je remplis rapidement la corbeille avec les morceaux de pain, et m'apprête à revenir au salon quand j'aperçois quelque chose dans la poubelle.
Les fleurs, ramollies jusqu'à leurs extrémités dorment à présent au milieu des coquilles d'œufs et des restes de peau de poulet.
Je retourne à table, le cœur noyé.
C'est ce moment-là que mon père, gris comme un âne, choisit pour balancer, sans détour :
— Et toi Chris, t'as pas pris de cadeau pour ta mère ?

Pourquoi on a aimé ?
Grâce à un simple bouquet, l'autrice aborde de nombreux thèmes. C'est qu'il n'est pas si « simple » que ça, ce bouquet ! Symbole d'un cadeau
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Pourquoi on a aimé ?
Grâce à un simple bouquet, l'autrice aborde de nombreux thèmes. C'est qu'il n'est pas si « simple » que ça, ce bouquet ! Symbole d'un cadeau